Pages

dimanche, août 30, 2015

Le Quantified self, pivot de la révolution des données

Il y a bientôt trois ans, j'avais chroniqué le Guide pratique du quantified self de mon ami Emmanuel Gadenne, l'un des explorateurs acharnés de cette tendance qui, petit à petit, se fait mouvement. 
Il y a un an environ, Pierre Guyot et Camille Gicquel m'ont contacté pour me demander une préface à un nouvel ouvrage sur cette question passionnante, beaucoup plus spéculatif cette fois...

J'ai accepté, tout d'abord parce qu'il s'agit d'un très bon ouvrage, que je vous conseille vivement, qui ne méconnaît aucune des dimensions et des questions sous-jacentes à un évolution qui, insensiblement envahit notre quotidien, qui s'appuie sans aucun doute sur des forces profondes, dans nos psychologies mêmes et dans les nouvelles logiques du marché.
J'ai accepté aussi parce que cette tendance, insuffisamment analysée, me semble effectivement mériter toute notre attention. Le "quantified self", cette propension que nous avons tous, peu ou prou, à "mesurer" nos "paramètres", poids, nombre de pas chaque jour, nombre de calories consommées, nombre de cigarettes électroniques utilisées, bilan carbonne, et j'en passe, cette tendance n'est pas seulement au coeur d'un nombre croissant de services et de business modèles. Elle se place aussi au coeur même des paradoxes et des tensions de notre modernité. C'est le point tectonique où se rencontrent le corps et la technologie, l'intime et le marché, le désir et la mathématique. Comme dans toutes les zopnes où se mêlent courants froids et courants chauds, c'est donc aussi une zone d'intense créativité, riche de paradoxes, riche peut-être aussi de dangers et de controverses.

Le livre est finalement sorti peu avant l'été. Je vous recommande ce "Quantified Self, les apprentis sorciers du "moi connecté", publié chez l'excellent FYP édition, et j'ai le plaisir de partager avec vous cette préface rédigée à l'été 2014.



C’est la révolution qu’on n’avait pas vue venir…


Au début des années 2000, l’histoire de la révolution numérique semblait pourtant écrite : augmentation de la puissance de calcul jusqu’à atteindre les intelligences artificielles, déploiement des télécommunications jusqu’à connecter toute l’Humanité. Les conséquences économiques semblaient également connues : dématérialisation, désintermédiation, interactivité…

Et puis il y eut plusieurs innovations importantes : accélération des technologies de capteurs qui permettaient de mesurer toutes sortes de fragments du réel à des coûts de plus en plus infinitésimaux, succès des smartphones qui mettait dans des milliards de poches des appareils de captation ultra-sophistiqués, ainsi qu’une interface familière permettant de piloter d’innombrables objets connectés, développement du machine learning qui permettait d’extraire du sens de phénomènes qu’on ne savait pas encore modéliser, puissance de prédiction des « big data », explosion des réseaux sociaux et naissance de nouvelles formes de communication et d’échange.
Au tournant des années 2010, on entrait dans un nouveau cycle d’innovation : nouvelles stratégies de datacenters, framework MapReduce, Hadoop, bases de données de flux, etc.

Une nouvelle révolution naissait au cœur de la révolution numérique : la révolution de la donnée.

Pour penser l’innovation, on est souvent contraint de se raccrocher à ce qu’on connaît. Et on remobilise donc bien souvent les aspirations et les imaginaires du passé. Derrière le récit sur le « big data » se dissimule, à peine rafraîchi, le grand rêve déterministe de Laplace : « Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »

La révolution de la donnée, vue de loin, ressemble à un retour en force de ce rêve déterministe. Et le Big Brother qui se dissimulerait derrière les big data remplit les colonnes des journaux. Mais la révolution des données ne se limite pas à cette unique tendance, et c’est l’une des raisons qui rendent le phénomène du quantified self si intéressant. L’innovation se laisse rarement enfermer dans les voies du passé. Les choses se passent rarement comme prévu.

La révolution de la donnée peut se raconter à grands traits à partir de quelques tendances simples :

-       baisse considérable du coût de production de données, soit grâce aux capteurs, soit grâce aux contributions volontaires, soit grâce aux traces numériques que nous laissons derrière nous : des pans entiers du réel sont désormais décrits par des données brutes qui n’étaient approchés que par le verbe ou l’intuition. Au fond, naît sous nos yeux une empreinte numérique du réel, de plus en plus complète, de plus en plus précise.
-       Baisse du coût des technologies qui prolonge encore la dissémination de la technologie : il y a dix ans, nous avions tous la puissance de calcul de la navette Apollo X dans nos téléphones, aujourd’hui nous avons un Cray2 dans nos smartphones et surtout une informatique embarquée qui se dissimule désormais dans les tissus, les maisons, les objets du quotidien et démultiplie la puissance d’agir de chacun d’entre nous.
-       Développement des outils et des méthodes fondés sur ces données qui permet de nouvelles formes d’utilisation de ces données : économie de la contribution, synchronisation de grands systèmes, analyse prédictive, économie du feedback, décision temps réel, etc.

Pour risquer une analogie, on pourrait dire que cette révolution rappelle le moment où la biologie se mue en biochimie. Tous les phénomènes anciens y prennent un sens nouveau. D’autres phénomènes deviennent perceptibles et appellent explication. De nouveaux modes d’action se font jour. De nouvelles questions éthiques. C’est un tout nouvel âge. Ici, c’est le réel lui-même qui est retranscrit en données, qui est analysé à un nouveau niveau de granularité, qui est saisi par de nouveaux modes d’interventions. Les perspectives en sont inimaginables… En quelques années déjà, de nouveaux géants se sont développés, communément appelés les GAFA, qui tirent leur pouvoir de leur capacité à susciter, à capter et à analyser ces données, bien souvent personnelles. Derrière eux, toute une flottille de challengers se jettent à leur tour dans la compétition.

Cette révolution rappelle un peu les précédentes : celle d’Internet, celle du Web 2.0., celle des réseaux sociaux ou celle de la mobilité. Chercheurs, citoyens, activistes s’en emparent pour tester avec passion de nouvelles pratiques et s’emparer de ce nouvel espace de liberté. Des start-up naissent, qui veulent dévorer le monde. Beaucoup échoueront. Mais ensemble, elles auront dessiné un nouvel espace de pratiques, sociales et commerciales, que d’autres encore envahiront. Et certains réussiront, sans doute.
Comme à chaque fois, on voit s’esquisser une polarité entre ceux qui voient dans cet espace un terrain d’émancipation des citoyens, et d’autres qui y voient des perspectives commerciales, quitte à devoir enclore à leur profit une partie de cet espace inapproprié.

A chaque fois, c’est une nouvelle histoire qui s’écrit. Les forces politiques, économiques et sociales s’y affrontent. Les équilibres résultants dépendent de l’inventivité et de l’engagement de chacun. Le point d’arrivée n’est pas écrit à l’avance.

Pour saisir cette révolution, le mouvement du Quantified Self offre un point de vue singulier et fascinant. Ce « mouvement » commence d’abord comme un mouvement spontané, sans doute fondé sur un désir simple et partagé : mesurer sa vie, sa biologie, ses progrès, ses évolutions, ses efforts... Qui d’entre nous n’a jamais essayé d’objectiver sa vie, de deviner l’ordre caché derrière sa spontanéité, de retenir le temps qui passe ? On l’a tous essayé un jour ou l’autre avec un carnet, une barrière ou un tableur.

Avec les progrès technologiques et la révolution de la donnée, cette pulsion atteint un extrême degré de sophistication, et débouche sur une très grande pluralité de pratiques dont Emmanuel Gadenne avait commencé la description dans son livre, paru chez le même éditeur.

Ces pratiques résultent avant tout des rêves, de pulsions, des ambitions d’un vaste ensemble d’innovateurs : particuliers, chercheurs, entrepreneurs, associations, activistes, artistes, grandes entreprises qui ont tous leurs propres projets et leurs propres agendas. Si c’est un mouvement, il n’obéit à aucun mot d’ordre. Il se constate a posteriori et intègre en son sein les propres contradictions, les luttes qui l’animent. On peut y ressentir un désir de maîtrise de son propre destin, de connaissance de soi, de pratique de l’existence. Mais on peut aussi y voir une menace sur la vie privée ou sur le libre arbitre. Voire la pénétration de l’empire du management dans les sphères les plus intimes du corps et du désir. On peut y voir aussi, à bon escient, le « pétrole du XXI Siècle » (même si je n’aime guère cette métaphore) qui suscite bien des convoitises. On peut y voir la nouvelle frontière de la médecine, de nouvelles formes de relations entre les Hommes, un nouveau point de vue sur la vie elle-même.

A certains égards, toutes ces dimensions existent dans ces nouvelles pratiques. Elles cohabitent, s’enrichissent mutuellement, s’affrontent parfois.

C’est tout l’intérêt du livre de Camille Gicquel et Pierre Guyot que de ne rien refuser des contradictions internes à ce mouvement. Au contraire, toutes ces dimensions sont repérées, analysées, remises en perspectives. Plus encore, on trouvera dans ces pages une tentative inlassable pour relier ces pratiques émergentes aux grandes questions philosophiques et politiques qu’elles soulèvent. Foucault et les transhumanistes, les cyborgs et Apple, Wired ! et Nature sont convoqués à bon escient pour tenter de serrer au plus près les stratégies de Nike, Withings, Fitbit, Jawbone, Samsung, Misfit Wearable, Smokio, qui vont changer nos quotidiens dans les années à venir, mais aussi pour comprendre les enjeux politiques et sociaux qui se dissimulent derrière ces stratégies, derrières nos pratiques spontanées et les luttes politiques qui s’esquissent.

Car il s’agit aussi de politique. Deviendrons-nous, comme l’appelle la conclusion, « entrepreneurs de nos données » ou serons-nous progressivement enserrés dans leur étau, asservis voire marchandisés ? Cette histoire n’est pas écrite. Elle nous appartient. Et pour l’écrire en citoyens libres et éclairés, il est bon de s’armer du vade-mecum que propose cet ouvrage.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire