lundi, décembre 03, 2012

Connais-toi toi même (petite philosophie du #QuantifiedSelf )

Cela fait un bon moment que je voulais vous parler du livre de mon vieil ami, Emmanuel Gadenne : Le Guide pratique du Quantified Self, Mieux gérer sa vie, sa santé, sa productivité, publié par l'excellent FYP éditions (éditeur de référence des think tank et des explorateurs du numérique...).
Outre qu'il vient d'un formidable village lorrain, Emmanuel Gadenne, consultant dans une grande société de conseil et de service technologique, est un explorateur méthodique et obstiné de la révolution numérique en cours.
Avec les Explorateurs du web (où l'on retrouve plein d'autres amis), il a travaillé avec rigueur des questions essentielles comme le microblogging, les monnaies libres, la géolocalisation ou le twinome...
Il anime le blog Webusage, consacré lui aussi à l'émergence de nouvelles pratiques et de nouveaux arts de vivre.

Passionné par le Quantified Self, il a créé la branche parisienne de ce mouvement mondial avec, entre autres, Christophe Ducamp ou Olivier Desbiey...


Outre la lecture stimulante de son livre, j'ai eu la chance d'accueillir une session de travail sur ces questions à l'Institut Mines Télécom, où Emmanuel Gadenne et Christophe Ducamp ont répondu à nos questions... Je suis donc très heureux de partager, avec mes lecteurs, mon savoir tout neuf... qui ne vous dispensera pas d'aller voir le livre si vous voulez en savoir (beaucoup) plus.

Le QuantifiedSelf (#QS pour les intimes) est à la fois un mouvement spontané, conséquences des évolutions technologiques et sociales auxquelles nous assistons, et notamment de la diffusion des smartphones, des réseaux sociaux, des capteurs bon marchés et du cloud computing. C'est un mouvement citoyen (avec une véritable dimension de recherche d'un nouvel art de vivre) et sans doute le moteur de nombreuses évolutions à venir dans nos pratiques et nos utilisations d'Internet.

Au commencement : de nouvelles pratiques de soi


Au départ, il y a des pratiques, pour tout dire assez hétérogènes. Il y a ces gens qui partagent leurs statistiques de jogging sur Twitter grâce à Runkeeper. Il y a ces amis qui ont opté pour la balance Withings et se passionnent soudainement pour les évolutions du poids de toute la famille, ou d'autres qui se mettent à utiliser le tensiomètre Withings et reçoivent conseils et alertes sur leur smartphone ou leur tablette. Il y a de drôles d'individus qui se mettent à enregistrer toute leur activité physique quotidienne avec le petit capteur physique Fitbit et s'assignent tous les jours de nouveaux défis. Ces jeunes parents qui surveillent leur nourrisson avec le pyjama Exmobaby, ou ces patients qui partagent leurs données médicales et notent les traitements sur le site Cure Together.

Ils sont ainsi des centaines, présentés et recensés dans le livre d'Emmanuel Gadenne : toutes sortes d'objets, de sites et de plateformes d'échanges travaillés pour le contrôle, la mesure de l'état de santé, le partage, la mesure d'impact de certaines décisions, qui outillent, relient et aident de plus en plus de gens à organiser tel ou tel aspect de leurs vies.

A bien y regarder, le mouvement QuantifiedSelf va plus loin que les capteurs de paramètres physiques et les outils de partage. Au fond, les données d'environnement chères à Netatmo, le micro- et le live blogging, sans compter Foursquare ou Tripadvisor, préfiguraient déjà cette évolution vers ce que l'auteur appelle un "Internet des actions". L'émergence d'un Internet qui n'est plus seulement un média, ou un espace de diffusion de "contenus" et de "services", mais un quasi lieu de vie, enregistrant et instrumentant toutes les traces de nos existences.

Le mouvement du QuantifiedSelf

Au delà de ces innovations qui subissent un surprenant phénomène de convergence évolutive, il existe désormais un "mouvement" du QuantifiedSelf. Il a été lancé en 2007 par deux éditorialistes de Wired! : Kevin Kelly, qui est en fait le fondateur de Wired! et que j'ai eu l'occasion de rencontrer au Orange Institute, à l'occasion de la parution de son dernier ouvrage, What Technology wants ?, et  Gary Wolf.
Gary Wolf a résumé les idées structurant ce mouvement dans une célèbre Ted conférence donnée en 2010, que vous pouvez regarder ci-après :


Le mois dernier, c'est Kevin Kelly qui a présenté sa vision de l'histoire de ce mouvement dans une rencontre à San Francisco :


Dès 2008, ce mouvement pris la forme de "QuantifiedSelf Show and Tell", réunissant, d'abord dans la Silicon Valley, des passionnés de tous bords échangeant sur leurs pratiques, leurs trouvailles et leurs développements. Ce mouvement diffuse aujourd'hui. Depuis l'année dernière, à l'initiative d'Emmanuel Gadenne et de ses amis, se tiennent régulièrement des réunions QuantifiedSelf Paris, qui s'organisent grâce à la plateforme Meetup. A ce jour, PAris est la seule ville française à avoir accueilli un "QuantifiedSelf show and tell", mais des projets de réunions similaires dans d'autres villes françaises sont lancés.
En effet, on sent bien qu'au delà des progrès technologiques, c'est un art de l'existence qui se cherche à tâtons, dans ces expériences partagées. (Ceux qui voudraient savoir ce que Michel Foucault appelait "art de l'existence" peuvent lire ceci). Et dans ces débats et échanges s'élaborent des règles informelles sur ces pratiques : comment vivre avec ces données ? comment réussir à atteindre ses objectifs ? Voire même quels transferts de données accepter ? Quelles données partager ? Comment construire des applications sociales autour de cet Internet des actions.
Du coup, le mouvement QS peut sembler parfois un peu normatif, et il est normal que différentes positions finissent par se structurer. La France n'est d'ailleurs pas absente de cette élaboration. Ainsi, la CNIL est sans doute la première autorité de régulation au monde à avoir pris acte de l'existence de ce mouvement, à l'avoir intégré dans son programme de prospective et d'étude, et à avoir même remis un premier avis présentant quelques précautions pour ces pratiques...

Naissance d'un nouvel Internet ?

Mais ce qui m'a le plus passionné dans cette lecture, c'est le sentiment qu'il donne que nous assistons à l'une des ces grandes inflexions de l'Internet.
Car au fond, depuis que nous connaissons ce réseau, il a certes muté à de nombreuses reprises, mais il est toujours resté peu ou prou un support de communication, ou un média. Ce n'est que récemment qu'il a semblé s'éloigner de cette dimension principale pour explorer tour à tour l'Internet des données, l'Internet des objets, ou ce que j'ai appelé un jour le Fabernet.
Avec cette nouvelle frontière, le réseau Internet mesure des actions,  d'abord pour le compte du sujet, il enregistre des paramètres biologiques ou environnementaux en fonction des objectifs et des besoins de l'acteur... On a l'impression de voir surgir une nouvelle dimension : non seulement un Internet autocentré, au service de la connaissance de soi, et du suivi de ses objectifs personnels, mais aussi une nouvelle stratégie de communication.
Décider par exemple de twitter à épisode régulier soit mon poids, soit mes performances de marathonien, peut être analysé comme un comble du narcissisme. Mais cette analyse me semble un peu pauvre. C'est aussi, et peut-être surtout, rechercher d'autres formes de communication, infra-langagières,  c'est construire de nouveaux dispositifs d'actions, collectifs et fondés sur la donnée, c'est inventer de nouvelles formes d'organisation et de régulation.
C'est pourquoi j'ai placé ce billet sous le signe du Gnothi seauton socratique. Non pas que je pense que les adeptes de Jawbone UP soient tous de modernes Platon. Mais parce qu'à l'issue de cette lecture, je n'exclue pas que le QuantifiedSelf joue dans la vie de l'homme moderne un rôle aussi central que le gymnase dans celle du citoyen de la Grèce ancienne, et pour des raisons anthropologiques et sociales qui ne seront peut-être pas très différentes.

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