En décembre dernier, le magazine Technikart a publié la "big interview de Henri Verdier" dont Cap Digital a mis en ligne une version PDF. Mais le texte n'est pas encore disponible sur la toile. Or, à la relecture, ce dialogue avec Olivier Malnuit couvre une grande part des problèmes économiques et sociaux qui brident encore le développement de cette industrie. C'est pourquoi je suis heureux de le partager avec vous.
Henri Verdier, il y a dix ans, les start-up croulaient sous les investissements. Aujourd’hui, l’Etat réduit leurs aides fiscales et c’est le tollé… On a un problème avec « l’économie innovante » en France ?
On n’a jamais eu tellement d’argent pour les PME innovantes en France, mais il y a pire : l’école nous apprend à craindre l’échec, les grandes entreprises hésitent à passer des contrats avec de petites structures, les capitaux-risqueurs investissent avec prudence, notre marché national « moyen » permet aux PME de se développer sans réfléchir sérieusement à l’international (ce qui n’est pas le cas, par exemple, en Israël ou en Finlande). Quant à la proximité sociologique entre les grandes entreprises, la haute administration et le pouvoir politique, elle crée un climat général de méconnaissance complète des PME par les élites. D’une certaine manière, c’est la société française qui handicape ses entreprises innovantes.
Vous croyez ?
Ici, la confiance est un actif qui se conquiert lentement. Aux Etats-Unis, c’est un actif de départ qui se conserve ou se perd. C’est toute la différence.
Je ne suis pas pessimiste pour autant : nous sommes un pays ultra-créatif, très curieux d’innovation, et nous avons un nombre croissant d’entrepreneurs qui comprennent les ficelles. Le jeu vidéo, par exemple, est une industrie dont le marché est entièrement mondial et où la France excelle. Mais disons que nous partons de loin.
Que va-t-il se passer, d’ici quelques années, si on n’aide pas plus les « jeunes entreprises innovantes » ?
Le plus impressionnant avec la révolution numérique, c’est qu’elle est presque entièrement portée par des startups. Ni le web, ni Google, ni la messagerie instantanée, ni les réseaux pair à pair, ni les réseaux sociaux n’ont été inventés par des grands groupes. Aux Etats-Unis, en 2009, 100 % des emplois créés l’ont étés dans des entreprises de moins de 5 ans.
La valeur de ces innovations vient très souvent des utilisateurs eux-mêmes, les nouvelles stratégies tentent de stimuler et de capter leur créativité. Et ces formats d’innovation gagnent aujourd’hui d’autres secteurs comme la pharmacie ou l’automobile.
Si notre pays ne croit pas sérieusement au potentiel d’innovation de ses PME, il deviendra un pays industriellement marginal. C’est comme si en 1900, on avait renoncé au cinéma, à l’électricité, à l’aviation, au rail ou à l’automobile. Pire, en perdant la capacité de produire des objets ou des services grand public, notre pays perdra aussi la maîtrise de son destin culturel.
Comment ça ?
Regardez comment s’habille un ado et ce qu’il possède comme objets : rien n’est français ou presque. Regardez quels sont les dix produits de grande consommation les plus achetés hors alimentation. Rien de français. Nous fabriquons des TGV et des centrales nucléaires, mais nous n’entrons pas dans l’intimité des gens. L’intimité est façonnée par les produits d’autres cultures... Un pays qui ne parle plus au grand public est un pays qui décline. De ce point de vue, je pense que nous accumulons les erreurs depuis des décennies.
Quel rôle peuvent jouer les pôles de compétitivité ?
Les pôles de compétitivité associent des entreprises, des chercheurs, des collectivités locales et l’Etat pour cultiver des écosystèmes innovants. Ils jouent un rôle croissant. Cap Digital, par exemple, travaille avec acharnement à soutenir les projets de recherche structurants, à accompagner les créateurs, à faire émerger un écosystème dynamique et ambitieux (…). Mais il ne faut pas être dupe. Un pôle de compétitivité, c’est une association (17 permanents pour Cap Digital – parfois moins), beaucoup de bénévolat et d’enthousiasme : c’est essentiel, mais ça ne suffit pas. Il faudrait un changement bien plus vaste. Il faudrait du temps et des moyens pour faire un travail de fond. Il a fallu un quart de Siècle pour faire de Séoul, ou Rio, ou Boston de grandes places d’innovation.
Quel sera le gros virage technologique de ces quatre prochaines années ?
Vous vous rendez compte que Foursquare a explosé en 2010 ? Twitter en 2009 ? Facebook en 2008 ? Youtube en 2006 ? Dans ce secteur, raisonner sur quatre ans, c'est déjà parler à long terme.
Mais si vous souhaitez vraiment vous lancer dans la prospective, je dirais qu’il y a d’abord des flux d’innovations qui vont conditionner toutes les autres, notamment le web social, le cloud et le datamining…
Vous avez des exemples ?
On aura dans quelques années un ou des réseaux sociaux qui puiseront leur puissance de calcul dans des ordinateurs mutualisés partout dans le monde pour être moins chers. Ils tireront une puissance commerciale inouïe de leur capacité à creuser dans l'incroyable masse de données, que représentera l'enregistrement de la vie quotidienne de centaines de millions d'internautes en même temps... On voit naître une « économie du pull », ou la force tient à la capacité de proposer instantanément à chacun ce qui l’intéresse le plus.
D’autres tendances ?
Je pense aussi que des questions extrêmement politiques vont façonner le paysage de l’innovation de manière durable. L’une est la net-neutralité, qui dissimule une question simple : Internet va-t-il rester la gigantesque infrastructure d’innovation ouverte, accessible à tous et sans distorsion, que nous avons connu depuis sa naissance ? L’autre est celle des monopoles. L’affrontement stratégique des géants d’Internet a brutalement tourné, en quelques années, en un affrontement pour concentrer et monopoliser l’accès au plus grand nombre de données possibles. Le contexte de l’innovation dépendra beaucoup de l’issue de ces affrontements et de l’adoption ou non d’une régulation publique internationale. Parce que pour créer un vrai marché, il faut de la régulation.
Et ça changera quoi si personne ne bouge ?
Si nous ne faisons rien ? Alors tout changera très vite ! Internet accumule chaque année plus de 800 milliards de Gigaocets supplémentaires (plus que tout ce qui était stocké en analogique et numérique en 2003). Ceux qui investissent pour le construire veulent, naturellement, un retour sur investissement. Ils tentent donc de créer des offres privilégiées, parallèles et réservées. Ils sont tentés de monétiser un internet à la découpe : le web mais pas le mail, etc. Sans régulation, Internet sera tôt ou tard tronçonné et partiellement privatisé. L’humanité aura perdu son « bien commun ». Facebook et Twitter sont déjà des systèmes fermés greffés sur Internet.
Peut-on imaginer que l’Internet ne soit bientôt plus qu’une infrastructure parmi d’autres - comme l’électricité - au service d’autres secteurs émergents comme la domotique ou les nanotechnologies ?
Oui, et c’est un de nos espoirs, car nous avons de gros atouts sur les nouveaux sujets technologiques : robotique, ville intelligente, Internet des objets, nanotech, etc.
Mais il faut être bien conscient que cette infrastructure ne sera jamais aussi neutre que le réseau électrique. D’ailleurs, avec le Smart Grid, c’est le réseau électrique qui devient « intelligent » et donc non neutre.
Il y a en ce moment de lourds affrontements sur l’organisation de cette infrastructure et sur ses principes de contrôle et de régulation. Ces affrontements que le grand public ignore, cachés derrière des expressions techniques comme netneutrality, deep packet inspection, IPV6 et autres, sont encore plus importants que, par exemple, les lois sur le pluralisme de la presse. « Code is Law », disait Lawrence Lessig. Il s’agit de savoir si Internet restera cette plate-forme d’innovation sans pareille, ou s’il sera tronçonné, accaparé et « déformé ».
Pourquoi, dès qu’on parle d’innovations Internet, a-t-on toujours l’impression que le monde s’arrête et commence aux Etats-Unis?
Parce qu’en matière d’Internet (je dis bien d’Internet : d’autres révolutions numériques sont en cours), le centre de l’innovation est en Californie. C’est la capitale de l’Empire. Les talents du monde entier y convergent, les plus grands investisseurs y traquent les meilleures idées, les entrepreneurs y affluent. 57 % des entrepreneurs n’y sont pas Américains ! C’est un écosystème exceptionnel, qui absorbe progressivement les autres. Les réseaux sociaux ou la téléphonie, par exemple, ne sont pas nés dans la Silicon Valley, mais s’y épanouissent maintenant. Aujourd’hui, des géants comme Google, Apple, Microsoft ou Facebook, Cisco ou Amazon structurent l’économie mondiale d’Internet. Ils bâtissent en particulier des monopoles de fait, extrêmement préoccupants, qui leur donnent une puissance inimaginable.
Dans les années 2000, on parlait pourtant du « Silicon Sentier », une sorte de mini Silicon Valley en plein Paris… Ca a donné quoi ?
On en parle toujours ! Il y a une incroyable densité de start-ups dans ce quartier, et je crois savoir que certains investisseurs internationaux commencent à les regarder de près. Et l’association Silicon Sentier y fait un énorme travail.
Je pense que les meilleures start-up mondiales non américaines sont françaises. Derrière la Silicon Valley, il y a un petit peloton de villes innovantes (Séoul, Boston, Tokyo…) dont Paris est sans doute le leader. Mais il serait imbécile de prétendre « rattraper la Silicon Valley », ou « copier Google ». L’économie du Net prospère là bas avec une masse d’argent et de talents inouïe. Il faut se défendre sur ces secteurs et être offensifs sur ceux où nous avons des chances de jouer les premiers rôles : l’image 3D, l’animation, le jeu vidéo, la robotique, l’architecture, l’internet des objets, les mathématiques de pointe, etc. C’est là que nous pouvons bâtir notre révolution numérique.
Alors, pourquoi croit-on toujours en France qu’on est complètement à la ramasse ? Spécialement sur les secteurs de pointe…
La Nostalgie ? La France de 1900 était le centre du monde en matière d’innovation. On y inventait le cinéma, l’automobile, le chemin de fer, la banque moderne, le design, l’électricité, le téléphone, l’urbanisme contemporain... Le tout avec un souffle universaliste et une foi dans le progrès extraordinaires. Le monde entier y venait découvrir la modernité. Il y a eu 60 millions de visiteurs à l’exposition universelle de Paris en 1900 et 70 millions à Shangaï en 2010. Nous pouvons donc nourrir des regrets.
Mais je pense que cela tient aussi à la structure de nos élites.
Encore !? Mais qu’est-ce qu’elles ont fait ?
Et pourtant il y a des gens remarquables dans ces élites. Mais leurs circuits de formation et de recrutement sont tellement éloignés de l’innovation et de l’entrepreneuriat ! Ces sujets ne les intéressent pas vraiment. Ils n’ont pas appris qu’il y avait de l’intelligence dans la technologie. Même les grands corps d’ingénieurs, qui, eux, respectent la technologie, rêvent de « cathédrales technologiques » et ignorent la force des bazars.
Si vous ajoutez à cela un « esprit français » qui cultive la distance, l’ironie et le pessimisme, vous avez cette complaisance à se dénigrer. Alors qu’on pourrait regarder exactement l’avers de cette médaille et voir un talent et une créativité exceptionnels.
Y a-t-il un « french paradox » dans l’économie innovante ? Une sorte de génie de la science avec de grosses difficultés de développement…
Le « french paradox », s’il y en a un, c’est que l’un des meilleurs systèmes de formation au monde, avec des gens créatifs et entreprenants, ne réussisse pas à créer de nouvelles entreprises mondiales. Il y a un « plafond de verre » d’autant plus étonnant que la France a donné naissance à de très grandes entreprises qui sont parmi les plus internationales et les plus puissantes au monde, dans l’industrie comme dans les services.
Comment faire revenir ces 100 000 talents français qui travaillent en Californie ?
D’abord, nous devrions être fiers de nos 100.000 expatriés dans la Silicon Valley. C’est un signe d’excellence de leur formation. Ensuite, bien sûr qu’il leur proposer des moyens d’être utile au pays. Pas forcément « revenir » d’ailleurs, mais investir ici, partager leur expérience, participer aux réflexions. On vient de renouveler le Conseil Economique Social et Environnemental, par exemple. A-t-on pensé à y inviter l’un de ces Français ?
Et si la fuite des cerveaux s’inversait dans les prochaines années ?
C’est possible. Surtout sur les prochaines ruptures. Mais on ne le provoquera pas par des mesures défensives. Au fond, c’est comme pour la recherche : certains scientifiques français rayonnent dans le monde entier. Mais c’est parce qu’ils travaillent sur les sujets d’actualité brûlante avec les meilleurs chercheurs au monde.
Nous vivons une ère de tranformation complète dans les relations entre les gens et la nature même de la valeur. C’est mondial, bouillonnant, passionnant. La France, pays où chacun sait qu’il fait bon vivre, sera d’autant plus attractive qu’elle sera moteur de cette création.
Vous parlez parfois de l’économie innovante comme si c’était le nouveau mouvement Dada…
Mais parce que c’est ma conviction: l’innovation, la puissance et le rayonnement sont affaire de collectif, comme dans un mouvement artistique. Une somme d’égos énormes qui veulent chacun être le meilleur, mais construisent ensemble quelque chose de neuf. C’est un mélange de coopération et de compétition, une « coopétition ». Personne ne rayonne longtemps seul. La véritable puissance industrielle, c’est la puissance des écosystèmes.
Y a-t-il un « modèle américain » du financement de la recherche dont on devrait s’inspirer ?
Les Etats-Unis disposent surtout d'un système beaucoup plus intégré que le nôtre. Un professeur d'université a souvent été auparavant créateur d'entreprise. Il sera peut-être journaliste demain. Et il n'hésitera pas à aller travailler dans une agence publique si l'occasion se présente. L'Université de Stanford a inventé le capital-risque pour financer ses étudiants. Elle pris des parts dans Google quand Sergey Brin et Larry Page ont traversé la rue pour créer leur moteur de recherche. Et elle les possède encore aujourd'hui. Il y a là bas une interaction permanente entre les campus, les entreprises et les financeurs publics et privés. C'est plus important et crucial que les spécificités de financement qu'on peut toujours copier mais qui ne remplacent pas la vraie culture de l'innovation.
Est-ce une recherche paradoxalement plus « étatiste » ?
On ne peut pas dire ça comme ça. Surtout maintenant qu’il y a des géants du web qui concentrent des forces de recherche incroyables. Mais il est vrai, en revanche, que le financement public de la recherche est plus important aux Etats-Unis qu’en France. Sous des formes différentes : il passe beaucoup par les militaires (la DARPA), sous formes de contrats d’achat de technologies. Ce qui est peut-être plus intéressant pour les entreprises, d’ailleurs. Il y a aussi le « Small Business Act » qui contraint administrations et entreprises à accorder des budgets significatifs aux PME. Et puis, on soupçonne que le développement fulgurant de certaines PME touchant à des intérêts stratégiques doit beaucoup aux conseils avisés du renseignement américain...
Qu’est ce que vous voulez dire ? Que la CIA fait de l’espionnage industriel pour Google et Cie ?
Ca, c’est vous qui le dites comme ça. Disons, a minima, que les roadmap technologiques sont définies en bonne intelligence avec le renseignement. Qu’il y a une grosse vision des technologies « duales » (civiles et militaires). Que les technologies clés sont souvent développées grâce à des contrats avec la DARPA. Et que les mesures anti-trust sont moins sévères dans le numérique que dans d’autres secteurs.
Où se cachent donc le ou les Marck Zuckerberg (Facebook) français ? Et peuvent-il tout exploser ?
Microsoft, Yahoo, Google ou Facebook ont été créés sur des campus universitaires, par des étudiants de moins de 25 ans. Je ne sais pas si nous sommes capables de cela en France. On a quand même de beaux succès comme Kelkoo, Netvibes, Meetic, Dailymotion, Exalead, Price Minister ou, du côté des grands groupes, Dassault Systèmes qui, en moins de 20 ans, est devenu, de très loin, le leader mondial de la simulation. Et, une fois encore, on a des gens très prometteurs dans des secteurs moins trustés par la Californie : la robotique, le jeu vidéo, les objets communicants, les villes intelligentes.
Puisque notre avenir dépend en partie d’eux… Faudrait-il considérer les chercheurs et les créateurs de start-up comme des héros ?
Je ne me limiterais pas aux seuls chercheurs et créateurs d’entreprises. C’est vrai que notre pays a besoin d’entrepreneurs. Ce sont le PME qui créent des emplois. Les grandes entreprises forment l’ossature indispensable au système mais ne créent plus d’emplois. Mais nous avons besoin de toutes sortes d’entrepreneurs. Ca peut être aussi des gens qui créent des associations ou simplement des projets au sein de grandes entreprises.
Oui, il faut s’accrocher un peu pour s’obstiner à entreprendre en France. On est quand même un pays un peu conservateur, avec une école qui sanctionne durement les erreurs de trajectoire et une culture qui pénalise beaucoup l’échec…
Vous voulez quoi, enseigner la culture de l’échec à l’école ? Il faudrait en tous cas enseigner à construire une courbe d’expérience, tout comme il faudrait enseigner à construire une stratégie gagnant-gagnant, un travail en équipe, etc. Le conseil qu’on donne à un entrepreneur de la Silicon Valley, c’est « Fail, fail often, fail fast ». Ca ne veut pas dire qu’on recommande l’échec, ça veut dire qu’on encourage – et qu’on valorise – la capacité à tirer vite les enseignements et corriger le tir.
On a l’impression qu’au pays de Marie-Curie et du Minitel, les Français n’aiment pas beaucoup les chercheurs…
Je ne sais pas si c’est une spécificité française... Il est vrai que l’on manque d’un grand récit positif du progrès, comme celui qui a illuminé l’Occident à la fin du XIXe Siècle. Peut-être aussi paye-t-on une certaine phase du capitalisme, qui d’ailleurs s’effrite aujourd’hui, celle qui a beaucoup travaillé à convaincre les gens de demeurer consommateurs passifs de technologie. Ce ne les a pas tellement disposés à ouvrir le capot et à faire les choses par eux-mêmes...
L’esprit de l’open-source peut-il relancer la culture du progrès ?
Je le pense profondément. Il y a un enjeu à la fois économique et culturel à organiser la possibilité pour les citoyens de détourner et d’améliorer les logiciels et même les objets. Savez-vous, par exemple, qu’il existe des voitures open-source (Oscar, en Hollande, depuis 2007 Riversimple en Angleterre, depuis 2009), livrée avec ses plans de construction et le droit de modifications. Ces industriels proposent des voitures personnalisables et bientôt bourrées de gadgets uniques et ultra-créatifs, conçus par leurs propres utilisateurs.
Et c’est en même temps une question de liberté individuelle. Je pense sincèrement que je transmettrai à mes enfants qu’il faut « programmer ou être programmé ».
Quand on est le nouveau Pierre Omidyar (créateur d’Ebay) ou Jérome Rota (créateur du Div’x), comment fera-t-on pour trouver les bons investissements dans les années à venir?
Vous citez des « Français de la Vallée ». Il y en a beaucoup d’autres : Jean-Luc Vaillant (fondateur de Linkedin), Béatrice Tarka (Mobissimo), Renaud Laplanche (Lendingclub)... Et d’autres entreprises nées en France mais développées là bas comme Netvibes, Criteo ou BlueKiwi... Il ne faut pas le regretter, mais se demander que leur proposer pour qu’ils viennent nous aider à dynamiser notre propre écosystème.
Ceux qui voudront démarrer en France peuvent venir voir Cap Digital, ou d’autres pôles, et bénéficieront, de nombreux autres services publics pépinières et incubateurs, Oséo, Ubifrance, la Coface... Mais l’essentiel est sans doute de dimensionner très tôt son projet pour lui donner une stature internationale. Il est très difficile de se faire refinancer par un investisseur français quand on a enfin atteint l’équilibre sur le marché national.
Donc, en clair, il faut démarrer à l’étranger, non ?
Ce n’est pas, heureusement, la seule stratégie possible. Mais elle n’est pas idiote. Je note cependant que la plupart de ces entrepreneurs Français avaient un associé américain, qui s’occupait le plus souvent du développement commercial et de la communication.
Faudrait-il créer un Ministère spécialement dédié à l’innovation en 2012?
C’est une question difficile. On se la pose pour chaque grand changement de société. On se l’est posée pour l’économie numérique, l’écologie ou l’égalité hommes-femmes. Certains diront qu’il ne faut pas, parce que l’innovation doit être partout. Et ça se défend. D’autant plus qu’il y a beaucoup de formes et de format d’innovation, pas seulement technologiques. On pourrait parler d’open innovation, d’innovation sociale, etc.
Mais tout bien pesé, je crois que je serais favorable à un ministère très sérieusement chargé de l’innovation, du transfert de technologies, des PME innovantes et des technologies émergentes.
(illustration publiée sous licence CC par Theonlyone, photo du mouvement Dada trouvée ici, voiture open source trouvée ici)
Henri Verdier, il y a dix ans, les start-up croulaient sous les investissements. Aujourd’hui, l’Etat réduit leurs aides fiscales et c’est le tollé… On a un problème avec « l’économie innovante » en France ?
On n’a jamais eu tellement d’argent pour les PME innovantes en France, mais il y a pire : l’école nous apprend à craindre l’échec, les grandes entreprises hésitent à passer des contrats avec de petites structures, les capitaux-risqueurs investissent avec prudence, notre marché national « moyen » permet aux PME de se développer sans réfléchir sérieusement à l’international (ce qui n’est pas le cas, par exemple, en Israël ou en Finlande). Quant à la proximité sociologique entre les grandes entreprises, la haute administration et le pouvoir politique, elle crée un climat général de méconnaissance complète des PME par les élites. D’une certaine manière, c’est la société française qui handicape ses entreprises innovantes.
Vous croyez ?
Ici, la confiance est un actif qui se conquiert lentement. Aux Etats-Unis, c’est un actif de départ qui se conserve ou se perd. C’est toute la différence.
Je ne suis pas pessimiste pour autant : nous sommes un pays ultra-créatif, très curieux d’innovation, et nous avons un nombre croissant d’entrepreneurs qui comprennent les ficelles. Le jeu vidéo, par exemple, est une industrie dont le marché est entièrement mondial et où la France excelle. Mais disons que nous partons de loin.
Que va-t-il se passer, d’ici quelques années, si on n’aide pas plus les « jeunes entreprises innovantes » ?
Le plus impressionnant avec la révolution numérique, c’est qu’elle est presque entièrement portée par des startups. Ni le web, ni Google, ni la messagerie instantanée, ni les réseaux pair à pair, ni les réseaux sociaux n’ont été inventés par des grands groupes. Aux Etats-Unis, en 2009, 100 % des emplois créés l’ont étés dans des entreprises de moins de 5 ans.
La valeur de ces innovations vient très souvent des utilisateurs eux-mêmes, les nouvelles stratégies tentent de stimuler et de capter leur créativité. Et ces formats d’innovation gagnent aujourd’hui d’autres secteurs comme la pharmacie ou l’automobile.
Si notre pays ne croit pas sérieusement au potentiel d’innovation de ses PME, il deviendra un pays industriellement marginal. C’est comme si en 1900, on avait renoncé au cinéma, à l’électricité, à l’aviation, au rail ou à l’automobile. Pire, en perdant la capacité de produire des objets ou des services grand public, notre pays perdra aussi la maîtrise de son destin culturel.
Comment ça ?
Regardez comment s’habille un ado et ce qu’il possède comme objets : rien n’est français ou presque. Regardez quels sont les dix produits de grande consommation les plus achetés hors alimentation. Rien de français. Nous fabriquons des TGV et des centrales nucléaires, mais nous n’entrons pas dans l’intimité des gens. L’intimité est façonnée par les produits d’autres cultures... Un pays qui ne parle plus au grand public est un pays qui décline. De ce point de vue, je pense que nous accumulons les erreurs depuis des décennies.
Quel rôle peuvent jouer les pôles de compétitivité ?
Les pôles de compétitivité associent des entreprises, des chercheurs, des collectivités locales et l’Etat pour cultiver des écosystèmes innovants. Ils jouent un rôle croissant. Cap Digital, par exemple, travaille avec acharnement à soutenir les projets de recherche structurants, à accompagner les créateurs, à faire émerger un écosystème dynamique et ambitieux (…). Mais il ne faut pas être dupe. Un pôle de compétitivité, c’est une association (17 permanents pour Cap Digital – parfois moins), beaucoup de bénévolat et d’enthousiasme : c’est essentiel, mais ça ne suffit pas. Il faudrait un changement bien plus vaste. Il faudrait du temps et des moyens pour faire un travail de fond. Il a fallu un quart de Siècle pour faire de Séoul, ou Rio, ou Boston de grandes places d’innovation.
Quel sera le gros virage technologique de ces quatre prochaines années ?
Vous vous rendez compte que Foursquare a explosé en 2010 ? Twitter en 2009 ? Facebook en 2008 ? Youtube en 2006 ? Dans ce secteur, raisonner sur quatre ans, c'est déjà parler à long terme.
Mais si vous souhaitez vraiment vous lancer dans la prospective, je dirais qu’il y a d’abord des flux d’innovations qui vont conditionner toutes les autres, notamment le web social, le cloud et le datamining…
Vous avez des exemples ?
On aura dans quelques années un ou des réseaux sociaux qui puiseront leur puissance de calcul dans des ordinateurs mutualisés partout dans le monde pour être moins chers. Ils tireront une puissance commerciale inouïe de leur capacité à creuser dans l'incroyable masse de données, que représentera l'enregistrement de la vie quotidienne de centaines de millions d'internautes en même temps... On voit naître une « économie du pull », ou la force tient à la capacité de proposer instantanément à chacun ce qui l’intéresse le plus.
D’autres tendances ?
Je pense aussi que des questions extrêmement politiques vont façonner le paysage de l’innovation de manière durable. L’une est la net-neutralité, qui dissimule une question simple : Internet va-t-il rester la gigantesque infrastructure d’innovation ouverte, accessible à tous et sans distorsion, que nous avons connu depuis sa naissance ? L’autre est celle des monopoles. L’affrontement stratégique des géants d’Internet a brutalement tourné, en quelques années, en un affrontement pour concentrer et monopoliser l’accès au plus grand nombre de données possibles. Le contexte de l’innovation dépendra beaucoup de l’issue de ces affrontements et de l’adoption ou non d’une régulation publique internationale. Parce que pour créer un vrai marché, il faut de la régulation.
Et ça changera quoi si personne ne bouge ?
Si nous ne faisons rien ? Alors tout changera très vite ! Internet accumule chaque année plus de 800 milliards de Gigaocets supplémentaires (plus que tout ce qui était stocké en analogique et numérique en 2003). Ceux qui investissent pour le construire veulent, naturellement, un retour sur investissement. Ils tentent donc de créer des offres privilégiées, parallèles et réservées. Ils sont tentés de monétiser un internet à la découpe : le web mais pas le mail, etc. Sans régulation, Internet sera tôt ou tard tronçonné et partiellement privatisé. L’humanité aura perdu son « bien commun ». Facebook et Twitter sont déjà des systèmes fermés greffés sur Internet.
Peut-on imaginer que l’Internet ne soit bientôt plus qu’une infrastructure parmi d’autres - comme l’électricité - au service d’autres secteurs émergents comme la domotique ou les nanotechnologies ?
Oui, et c’est un de nos espoirs, car nous avons de gros atouts sur les nouveaux sujets technologiques : robotique, ville intelligente, Internet des objets, nanotech, etc.
Mais il faut être bien conscient que cette infrastructure ne sera jamais aussi neutre que le réseau électrique. D’ailleurs, avec le Smart Grid, c’est le réseau électrique qui devient « intelligent » et donc non neutre.
Il y a en ce moment de lourds affrontements sur l’organisation de cette infrastructure et sur ses principes de contrôle et de régulation. Ces affrontements que le grand public ignore, cachés derrière des expressions techniques comme netneutrality, deep packet inspection, IPV6 et autres, sont encore plus importants que, par exemple, les lois sur le pluralisme de la presse. « Code is Law », disait Lawrence Lessig. Il s’agit de savoir si Internet restera cette plate-forme d’innovation sans pareille, ou s’il sera tronçonné, accaparé et « déformé ».
Pourquoi, dès qu’on parle d’innovations Internet, a-t-on toujours l’impression que le monde s’arrête et commence aux Etats-Unis?
Parce qu’en matière d’Internet (je dis bien d’Internet : d’autres révolutions numériques sont en cours), le centre de l’innovation est en Californie. C’est la capitale de l’Empire. Les talents du monde entier y convergent, les plus grands investisseurs y traquent les meilleures idées, les entrepreneurs y affluent. 57 % des entrepreneurs n’y sont pas Américains ! C’est un écosystème exceptionnel, qui absorbe progressivement les autres. Les réseaux sociaux ou la téléphonie, par exemple, ne sont pas nés dans la Silicon Valley, mais s’y épanouissent maintenant. Aujourd’hui, des géants comme Google, Apple, Microsoft ou Facebook, Cisco ou Amazon structurent l’économie mondiale d’Internet. Ils bâtissent en particulier des monopoles de fait, extrêmement préoccupants, qui leur donnent une puissance inimaginable.
Dans les années 2000, on parlait pourtant du « Silicon Sentier », une sorte de mini Silicon Valley en plein Paris… Ca a donné quoi ?
On en parle toujours ! Il y a une incroyable densité de start-ups dans ce quartier, et je crois savoir que certains investisseurs internationaux commencent à les regarder de près. Et l’association Silicon Sentier y fait un énorme travail.
Je pense que les meilleures start-up mondiales non américaines sont françaises. Derrière la Silicon Valley, il y a un petit peloton de villes innovantes (Séoul, Boston, Tokyo…) dont Paris est sans doute le leader. Mais il serait imbécile de prétendre « rattraper la Silicon Valley », ou « copier Google ». L’économie du Net prospère là bas avec une masse d’argent et de talents inouïe. Il faut se défendre sur ces secteurs et être offensifs sur ceux où nous avons des chances de jouer les premiers rôles : l’image 3D, l’animation, le jeu vidéo, la robotique, l’architecture, l’internet des objets, les mathématiques de pointe, etc. C’est là que nous pouvons bâtir notre révolution numérique.
Alors, pourquoi croit-on toujours en France qu’on est complètement à la ramasse ? Spécialement sur les secteurs de pointe…
La Nostalgie ? La France de 1900 était le centre du monde en matière d’innovation. On y inventait le cinéma, l’automobile, le chemin de fer, la banque moderne, le design, l’électricité, le téléphone, l’urbanisme contemporain... Le tout avec un souffle universaliste et une foi dans le progrès extraordinaires. Le monde entier y venait découvrir la modernité. Il y a eu 60 millions de visiteurs à l’exposition universelle de Paris en 1900 et 70 millions à Shangaï en 2010. Nous pouvons donc nourrir des regrets.
Mais je pense que cela tient aussi à la structure de nos élites.
Encore !? Mais qu’est-ce qu’elles ont fait ?
Et pourtant il y a des gens remarquables dans ces élites. Mais leurs circuits de formation et de recrutement sont tellement éloignés de l’innovation et de l’entrepreneuriat ! Ces sujets ne les intéressent pas vraiment. Ils n’ont pas appris qu’il y avait de l’intelligence dans la technologie. Même les grands corps d’ingénieurs, qui, eux, respectent la technologie, rêvent de « cathédrales technologiques » et ignorent la force des bazars.
Si vous ajoutez à cela un « esprit français » qui cultive la distance, l’ironie et le pessimisme, vous avez cette complaisance à se dénigrer. Alors qu’on pourrait regarder exactement l’avers de cette médaille et voir un talent et une créativité exceptionnels.
Y a-t-il un « french paradox » dans l’économie innovante ? Une sorte de génie de la science avec de grosses difficultés de développement…
Le « french paradox », s’il y en a un, c’est que l’un des meilleurs systèmes de formation au monde, avec des gens créatifs et entreprenants, ne réussisse pas à créer de nouvelles entreprises mondiales. Il y a un « plafond de verre » d’autant plus étonnant que la France a donné naissance à de très grandes entreprises qui sont parmi les plus internationales et les plus puissantes au monde, dans l’industrie comme dans les services.
Comment faire revenir ces 100 000 talents français qui travaillent en Californie ?
D’abord, nous devrions être fiers de nos 100.000 expatriés dans la Silicon Valley. C’est un signe d’excellence de leur formation. Ensuite, bien sûr qu’il leur proposer des moyens d’être utile au pays. Pas forcément « revenir » d’ailleurs, mais investir ici, partager leur expérience, participer aux réflexions. On vient de renouveler le Conseil Economique Social et Environnemental, par exemple. A-t-on pensé à y inviter l’un de ces Français ?
Et si la fuite des cerveaux s’inversait dans les prochaines années ?
C’est possible. Surtout sur les prochaines ruptures. Mais on ne le provoquera pas par des mesures défensives. Au fond, c’est comme pour la recherche : certains scientifiques français rayonnent dans le monde entier. Mais c’est parce qu’ils travaillent sur les sujets d’actualité brûlante avec les meilleurs chercheurs au monde.
Nous vivons une ère de tranformation complète dans les relations entre les gens et la nature même de la valeur. C’est mondial, bouillonnant, passionnant. La France, pays où chacun sait qu’il fait bon vivre, sera d’autant plus attractive qu’elle sera moteur de cette création.
Vous parlez parfois de l’économie innovante comme si c’était le nouveau mouvement Dada…
Mais parce que c’est ma conviction: l’innovation, la puissance et le rayonnement sont affaire de collectif, comme dans un mouvement artistique. Une somme d’égos énormes qui veulent chacun être le meilleur, mais construisent ensemble quelque chose de neuf. C’est un mélange de coopération et de compétition, une « coopétition ». Personne ne rayonne longtemps seul. La véritable puissance industrielle, c’est la puissance des écosystèmes.
Y a-t-il un « modèle américain » du financement de la recherche dont on devrait s’inspirer ?
Les Etats-Unis disposent surtout d'un système beaucoup plus intégré que le nôtre. Un professeur d'université a souvent été auparavant créateur d'entreprise. Il sera peut-être journaliste demain. Et il n'hésitera pas à aller travailler dans une agence publique si l'occasion se présente. L'Université de Stanford a inventé le capital-risque pour financer ses étudiants. Elle pris des parts dans Google quand Sergey Brin et Larry Page ont traversé la rue pour créer leur moteur de recherche. Et elle les possède encore aujourd'hui. Il y a là bas une interaction permanente entre les campus, les entreprises et les financeurs publics et privés. C'est plus important et crucial que les spécificités de financement qu'on peut toujours copier mais qui ne remplacent pas la vraie culture de l'innovation.
Est-ce une recherche paradoxalement plus « étatiste » ?
On ne peut pas dire ça comme ça. Surtout maintenant qu’il y a des géants du web qui concentrent des forces de recherche incroyables. Mais il est vrai, en revanche, que le financement public de la recherche est plus important aux Etats-Unis qu’en France. Sous des formes différentes : il passe beaucoup par les militaires (la DARPA), sous formes de contrats d’achat de technologies. Ce qui est peut-être plus intéressant pour les entreprises, d’ailleurs. Il y a aussi le « Small Business Act » qui contraint administrations et entreprises à accorder des budgets significatifs aux PME. Et puis, on soupçonne que le développement fulgurant de certaines PME touchant à des intérêts stratégiques doit beaucoup aux conseils avisés du renseignement américain...
Qu’est ce que vous voulez dire ? Que la CIA fait de l’espionnage industriel pour Google et Cie ?
Ca, c’est vous qui le dites comme ça. Disons, a minima, que les roadmap technologiques sont définies en bonne intelligence avec le renseignement. Qu’il y a une grosse vision des technologies « duales » (civiles et militaires). Que les technologies clés sont souvent développées grâce à des contrats avec la DARPA. Et que les mesures anti-trust sont moins sévères dans le numérique que dans d’autres secteurs.
Où se cachent donc le ou les Marck Zuckerberg (Facebook) français ? Et peuvent-il tout exploser ?
Microsoft, Yahoo, Google ou Facebook ont été créés sur des campus universitaires, par des étudiants de moins de 25 ans. Je ne sais pas si nous sommes capables de cela en France. On a quand même de beaux succès comme Kelkoo, Netvibes, Meetic, Dailymotion, Exalead, Price Minister ou, du côté des grands groupes, Dassault Systèmes qui, en moins de 20 ans, est devenu, de très loin, le leader mondial de la simulation. Et, une fois encore, on a des gens très prometteurs dans des secteurs moins trustés par la Californie : la robotique, le jeu vidéo, les objets communicants, les villes intelligentes.
Puisque notre avenir dépend en partie d’eux… Faudrait-il considérer les chercheurs et les créateurs de start-up comme des héros ?
Je ne me limiterais pas aux seuls chercheurs et créateurs d’entreprises. C’est vrai que notre pays a besoin d’entrepreneurs. Ce sont le PME qui créent des emplois. Les grandes entreprises forment l’ossature indispensable au système mais ne créent plus d’emplois. Mais nous avons besoin de toutes sortes d’entrepreneurs. Ca peut être aussi des gens qui créent des associations ou simplement des projets au sein de grandes entreprises.
Oui, il faut s’accrocher un peu pour s’obstiner à entreprendre en France. On est quand même un pays un peu conservateur, avec une école qui sanctionne durement les erreurs de trajectoire et une culture qui pénalise beaucoup l’échec…
Vous voulez quoi, enseigner la culture de l’échec à l’école ? Il faudrait en tous cas enseigner à construire une courbe d’expérience, tout comme il faudrait enseigner à construire une stratégie gagnant-gagnant, un travail en équipe, etc. Le conseil qu’on donne à un entrepreneur de la Silicon Valley, c’est « Fail, fail often, fail fast ». Ca ne veut pas dire qu’on recommande l’échec, ça veut dire qu’on encourage – et qu’on valorise – la capacité à tirer vite les enseignements et corriger le tir.
On a l’impression qu’au pays de Marie-Curie et du Minitel, les Français n’aiment pas beaucoup les chercheurs…
Je ne sais pas si c’est une spécificité française... Il est vrai que l’on manque d’un grand récit positif du progrès, comme celui qui a illuminé l’Occident à la fin du XIXe Siècle. Peut-être aussi paye-t-on une certaine phase du capitalisme, qui d’ailleurs s’effrite aujourd’hui, celle qui a beaucoup travaillé à convaincre les gens de demeurer consommateurs passifs de technologie. Ce ne les a pas tellement disposés à ouvrir le capot et à faire les choses par eux-mêmes...
L’esprit de l’open-source peut-il relancer la culture du progrès ?
Je le pense profondément. Il y a un enjeu à la fois économique et culturel à organiser la possibilité pour les citoyens de détourner et d’améliorer les logiciels et même les objets. Savez-vous, par exemple, qu’il existe des voitures open-source (Oscar, en Hollande, depuis 2007 Riversimple en Angleterre, depuis 2009), livrée avec ses plans de construction et le droit de modifications. Ces industriels proposent des voitures personnalisables et bientôt bourrées de gadgets uniques et ultra-créatifs, conçus par leurs propres utilisateurs.
Et c’est en même temps une question de liberté individuelle. Je pense sincèrement que je transmettrai à mes enfants qu’il faut « programmer ou être programmé ».
Quand on est le nouveau Pierre Omidyar (créateur d’Ebay) ou Jérome Rota (créateur du Div’x), comment fera-t-on pour trouver les bons investissements dans les années à venir?
Vous citez des « Français de la Vallée ». Il y en a beaucoup d’autres : Jean-Luc Vaillant (fondateur de Linkedin), Béatrice Tarka (Mobissimo), Renaud Laplanche (Lendingclub)... Et d’autres entreprises nées en France mais développées là bas comme Netvibes, Criteo ou BlueKiwi... Il ne faut pas le regretter, mais se demander que leur proposer pour qu’ils viennent nous aider à dynamiser notre propre écosystème.
Ceux qui voudront démarrer en France peuvent venir voir Cap Digital, ou d’autres pôles, et bénéficieront, de nombreux autres services publics pépinières et incubateurs, Oséo, Ubifrance, la Coface... Mais l’essentiel est sans doute de dimensionner très tôt son projet pour lui donner une stature internationale. Il est très difficile de se faire refinancer par un investisseur français quand on a enfin atteint l’équilibre sur le marché national.
Donc, en clair, il faut démarrer à l’étranger, non ?
Ce n’est pas, heureusement, la seule stratégie possible. Mais elle n’est pas idiote. Je note cependant que la plupart de ces entrepreneurs Français avaient un associé américain, qui s’occupait le plus souvent du développement commercial et de la communication.
Faudrait-il créer un Ministère spécialement dédié à l’innovation en 2012?
C’est une question difficile. On se la pose pour chaque grand changement de société. On se l’est posée pour l’économie numérique, l’écologie ou l’égalité hommes-femmes. Certains diront qu’il ne faut pas, parce que l’innovation doit être partout. Et ça se défend. D’autant plus qu’il y a beaucoup de formes et de format d’innovation, pas seulement technologiques. On pourrait parler d’open innovation, d’innovation sociale, etc.
Mais tout bien pesé, je crois que je serais favorable à un ministère très sérieusement chargé de l’innovation, du transfert de technologies, des PME innovantes et des technologies émergentes.
(illustration publiée sous licence CC par Theonlyone, photo du mouvement Dada trouvée ici, voiture open source trouvée ici)
Super interview.
RépondreSupprimerJe rêve que la France soit plus entreprenante. Plus libre.
Je vis à Hong Kong, c'est impressionnant comme la ville vibre plus (d'un point de vue business) que Paris. C'est presque effrayant.
Comment peut-on faire référence au célèbre texte d'Eric S. Raymond et en même temps écrire "Parce que pour créer un vrai marché, il faut de la régulation" ?
RépondreSupprimerC'est cette régulation, cette interventionnisme étatique, qui gangrène la France depuis des décennies. Et le résultat de toutes ces régulations est ce que vous critiquez aujourd'hui.
Le marché, grâce au respect de la propriété (ça ce n'est pas de la régulation, ce n'est que le respect d'un des droits naturels de l'homme), s'auto-régule très bien.
Le gouvernement américain est légèrement moins interventionniste et regardez la différence.
Le retard français dans l'entrepreneuriat web n'est pas spécifique au web, c'est un problème global de l'économie française.
Et les causes sont bien connues : le nombre ahurissant de lois et d'impôts.
Et le problème, c'est que de nombreux parasites vivent de ces lois et de ces impôts.
Je vous laisse méditer cette citation de Murray Rothbard : "On n'a pas besoin d'un traité pour commercer librement"
@Marc Girod : je ne pense donc absolument pas comme vous. La Chine, la Corée et même les Etats-Unis nous taillent des croupières grâce à de grandes visions de politique industrielle. Que les politiques modernes doivent apprendre à faire droit à la liberté d'entreprendre et à la créativité des acteurs et des publics est une chose, qu'il faille s'en priver en est une autre.
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