lundi, novembre 28, 2011

Jean-Louis Missika : Mutations numériques et mutations cognitives, de l'écriture au web

Mardi 22 novembre dernier, j'ai eu l'occasion, parmi beaucoup d'autres d'assister à la leçon inaugurale de la Chaire "économie et gestion des industries numériques et des nouveaux médias" prononcée par Jean-Louis Missika. Le thème en était "Mutations numériques et mutations cognitives, de l'écriture au web", c'est-à-dire la manière dont des technologies cognitives, comme l'écriture, ou le web, modifient le travail même de la pensée.
Jean-Louis me fait l'amitié de m'autoriser à reporter cette conférence sur ce blog, ce qui me permet d'avoir le plaisir de la partager avec vous. 
Les illustrations, en revanche, sont de mon cru.


J’ai choisi de faire cette leçon sur un sujet très classique : la relation entre cette catégorie très particulière de technologies qu’on nomme technologies cognitives et les pratiques culturelles au sens large, notamment dans les domaines politiques et scientifiques. Par technologie cognitive, il faut entendre les technologies qui manipulent les signes, les stockent et les diffusent : ainsi le langage, l’écriture, l’imprimerie, la rotative, le télégraphe, le téléphone (fixe ou mobile), la radio, le cinéma, la télévision, le web sont des technologies cognitives. Cette liste n’est pas exhaustive même si les ruptures technologiques dans ce domaine sont rares.

La thèse que je défendrai est la suivante : l’émergence d’une technologie cognitive bouleverse et réagence les processus de délibération qui régissent les pratiques d’une communauté ou d’une société. Le bouleversement peut concerner l’architecture du réseau de délibération, les organisations et les individus qui participent à la délibération, les normes et les conventions qui la structurent. Ou tout cela à la fois.

Pour mieux comprendre la mutation numérique en cours, qui est difficile à appréhender, justement parce que nous la vivons au jour le jour, j’ai choisi, comme d’autres avant moi, de l’étudier à la lumière de celles qui l’ont précédée. La distance historique et la comparaison permettent de cerner ce que change le déploiement social de la technologie cognitive dans nos manières de voir, de juger, de discuter, de réfléchir. Le détour par l’histoire permet de puiser chez les historiens, les anthropologues, les sociologues, les philosophes - qui ont choisi d’étudier les technologies cognitives et qui forment une sorte de collège invisible - les idées, les concepts et les méthodes qui nous aident à décoder cette mutation numérique. D’où le sous-titre de cette leçon : de l’écriture au web.

Dans son livre sur l’Aventure de l’Encyclopédie, Robert Darnton a montré que cette œuvre était autant une affaire d’éditeurs, d’imprimeurs, et de libraires que de philosophes. Il insiste sur le fait qu’il a voulu écrire l’histoire d’un livre et non pas d’une idée, et la liste qu’il dresse des questions  à l’origine de son travail est éclairante pour notre sujet : « Comment de grands mouvements intellectuels tels que celui des Lumières se sont-ils répandus dans la société ? Jusqu’où se sont-ils étendus ? Quelle a été la mesure de leur influence ? Quelle forme la pensée des philosophes a-t-elle revêtue quand elle s’est matérialisée sur le papier ? que révèle cette entreprise sur la transmission des idées ? La base matérielle de la littérature et la technologie de sa production ont-elles eu une grande influence sur sa substance et sa diffusion ? Comment fonctionnait le marché littéraire et quel rôle jouaient les éditeurs, libraires, représentants de commerce et autres intermédiaires de la communication culturelle ? » (p.21) Cet ensemble de questions illustre le déplacement que permet la mise en relation entre technologie cognitive et pratique culturelle : on échappe au raisonnement tautologique où l’on explique les révolutions scientifiques par l’apparition de méthodologies nouvelles, ou le changement culturel par l’émergence d’idées nouvelles. En focalisant son attention sur le processus de création, de conservation et de médiation de connaissances, dans sa dimension technique et organisationnelle, Darnton met à jour la construction d’un réseau social dont l’architecture originale va permettre la diffusion des idées révolutionnaires à l’échelle européenne, et jouer un rôle important dans l’événement révolutionnaire lui-même. Il ne vous a pas échappé que j’ai employé le terme « réseau social » à dessein. A la lecture de l’Aventure de l’Encyclopédie, cet usage n’est pas anachronique, bien au contraire.

L’écriture donc, et son invention. Dans un ouvrage qui est devenu un classique, La raison graphique, sous-titré « La domestication de la pensée sauvage », Jack Goody montre que les différences culturelles entre sociétés s’expliquent en partie par la maîtrise ou l’absence de maîtrise de l’écriture. L’expression orale implique la présence physique de l’auditoire, et l’acte de communication s’épuise dans l’  « ici et maintenant » de sa performance. Pas de trace et d’inscription ailleurs que dans la mémoire des auditeurs, pas d’examen et de réexamen du texte, pas de confrontation avec d’autres textes, seule la confrontation entre orateurs permet d’opposer des points de vue. Goody note qu’ « il est certainement plus facile de percevoir les contradictions dans un texte écrit que dans un discours parlé, en partie parce qu’on peut formaliser les propositions de manière syllogistique, et en partie parce que l’écriture fragmente le flux oral, ce qui permet de comparer des énoncés émis à des moments et dans des lieux différents. » (p.50).
Comment les choses se passent-elles dans le champ politique ? L’inscription et la conservation par l’écrit d’une parole politique auparavant exclusivement orale, permettent la construction d’objets politiques complexes tels que le traité de paix ou la déclaration de droits humains.