mardi, décembre 07, 2010

Faut-il bâtir une filière de l'innovation ?

Il y a un sujet, d'apparence technique, que je voudrais partager avec mes lecteurs. Il porte sur la politique industrielle française.

Ayant découvert, ces dernières années, l'efficacité de la "coopétition", le gouvernement encourage désormais différentes formes d'organisation industrielle impliquant les acteurs, grands et petits. C'est plutôt bien, naturellement.


C'est ainsi que les Etats Généraux de l'Industrie qui se sont tenus l'année dernière ont abouti à la mise en place d'une politique de filières, 11 filières parmi lesquelles les technologies de l'information, de la communication et des services.


C'est ainsi aussi que le Commissariat général aux investissements d'avenir (le "Grand emprunt") a annoncé la création de quelques "Instituts de recherche technologique" et vient de lancer un appel à propositions.

C'est ainsi, enfin, que l'aménagement du plateau de Saclay est en passe de devenir le fer de lance de la politique industrielle française. C'est-à-dire une politique (intéressante au demeurant) de concentration de forces d'enseignement et de recherche, mais loin des publics, loin des créatifs, loin des lieux de rencontre et d'ébullition.

Je suis globalement favorable à cette politique. Les "industries matures", comme dit le centre d'analyse stratégique, ont besoin de cette focalisation, de cette organisation et de cette puissance, et nous avons besoin des "industries matures" pour conserver l'emploi, la puissance technologique et la présence internationale qu'elles représentent.
Mais en même temps, je ne peux m'empêcher de constater que le même Conseil d'analyse stratégique, quand il s'interroge sur les perspectives de création d'emploi après la crise, annonce ne rien pouvoir attendre des industries matures et recommande de se focaliser sur les jeunes entreprises innovantes et les "industries proches des marchés finaux" (industries de service).

Et ce constat ne fait que rejoindre le sentiment dominant de la plupart des acteurs de Cap Digital, qui ont l'impression de ne pas se retrouver complètement dans la manière dont les choses se structurent aujourd'hui.



Economie de l’Internet, homme augmenté, villes intelligentes et durables, médias et divertissement, économie de la contribution, nouveaux services, nouvelles participations citoyennes, réalité augmentée, services mobiles et géolocalisés, monnaies virtuelles : un intense phénomène de destruction créatrice emporte les économies occidentales et provoque, pour de nombreux analystes, un changement d’époque similaire à la Révolution industrielle.

Ce phénomène n'est enfermé dans aucune filière. Il concerne les médias et le divertissement, le commetce, les services, la santé, la domotique, l'urbanisme, le logiciel. Il a pourtant une grande   homogénéité immédiatement perçue par ses acteurs :
-   il se fonde sur un mix de technologies : Internet, capteurs et senseurs, big data, cloud computing, outils de travail collaboratif, production d’images et de simulation, mécanique-robotique, communications sans contact, géolocalisation ;
-   il vise en permanence des innovations de rupture et accorde de ce fait une place centrale aux entrepreneurs ;
-   il possède un caractère massif (« big data », masses d’utilisateurs, hypercroissance, énormes monopoles de fait), qui place la vitesse de croissance et la scalabilité des solutions au coeur des stratégies ;
-   il se développe sur un marché mondial, dans les seules stratégies régionales possibles sont des stratégies de niche ;
-   il transforme l’économie par les services, en grande proximité avec les marchés finaux. La perception de la valeur par le grand public y est centrale,  à tel point que les meilleures stratégies y sont celles qui confient la création de valeur au public lui-même. Les infrastructures techniques y sont de plus en plus souvent considérées comme de simples « utilities » ;
-   il induit de profonds changements dans les usages et donc dans les stratégies commerciales (infidélité aux marques, nouveaux dispositifs de confiance, communauté, créativité et contenus autogénérés, communication virale, la culture du libre et réponse du freemium)

L’économie innovante est une réalité autonome, avec ses marchés, ses stratégies et ses formats d’innovation spécifiques.
Fondée sur l’accélération des transformations techniques, économiques et sociales, elle conjugue innovation technique et innovation sociale, création et rupture stratégique, vision de long terme et expérimentation rapide. Elle est en étroite proximité avec la demande finale et sait intégrer rapidement des innovations de registres variés.
Cette économie innovante est porteuse de bouleversements sociaux, de services entièrement neufs et surtout d’hypercoissance. Elle ne s’oppose pas aux industries matures, mais elle représente à l’évidence la ligne de front de la croissance industrielle : le lieu des investissements maximaux et du potentiel d’hypercroissance.
Aucun pays développé n’est capable aujourd’hui de soutenir une croissance durable sans posséder un véritable tissu industriel sur ces secteurs.

Cette économie innovante est l’élément essentiel de notre prospérité future. Elle donne lieu à une compétition globale à l’échelle mondiale, y compris pour les entreprises les plus modestes ou pour les startups les plus récentes. Contrairement aux industries matures, elle ne vise pas à optimiser les coûts de production ou les revenus. Elle vise plutôt à participer à la compétition mondiale en proposant sans cesse de nouveaux produits, de nouveaux modèles d’affaires, en créant de nouveaux secteurs industriels.


Paris Saint-Denis : l’un des principaux centres mondiaux de cette économie

Or, la France possède l’un des meilleurs écosystèmes au monde de cette économie de l’innovation, sans doute le second après la Silicon Valley : le cluster Paris Saint-Denis

Paris-Saint-Denis compte plus de 8.000 PME innovantes, une exceptionnelle densité d'étudiants, d'enseignants et de chercheurs du privé et du public, la meilleure université française au classement de Shangaï, de nombreuses et puissantes écoles d’ingénieur et écoles de création (Gobelins), une forte compétence en sciences humaines, la quasi totalité des capitaux-risqueurs français et de la place financière, une très forte densité de professions créatives.

Ce cluster compte, sur la seule industrie de l’image, plus de 100.000 emplois. Plus de 12 % des salariés y travaillent dans les TIC et près de 10 % dans les industries créatives. Il accueille les sièges sociaux de grandes entreprises de service, très internationalisées, intégratrices de technologies et avides d’innovation (Publicis, Lagardère, Carrefour, Casino, Axa, BNPP, etc.). Il a sans aucun doute donné naissance aux meilleures start-up non américaines au monde (Exalead, Netvibes, Dailymotion, Meetic, Viadeo, etc.). Il possède des dizaines de TPE/PME/ETI leaders mondiales sur leurs marchés (animation, robotique, technologies de santé, électronique grand public, etc.). Première ville au monde pour le tourisme, et le tourisme d’affaire, il accueille sur son territoire tous les marchés et tous les professionnels. Sa population est internationale, de haut niveau de vie et avide d’innovation.
Avec Le Web et Futur en Seine, il accueille chaque année deux des plus grandes manifestations mondiales de l’économie innovante.

Centré sur la ville la plus dense et la plus connectée au monde et la plus consommatrice de haut débit, il représente un ensemble intégré dans lequel les transports en commun permettent de relier tous les points en moins de 30 min.

Centré sur l’innovation, il bénéficie des infrastructures lourdes développées sur le plateau de Saclay, mais garde la capacité de cultiver la créativité propre aux villes-monde, avec tout son brassage, ses rencontres, ses surprises.

Comment transformer l’énergie en puissance ?

Si un tel potentiel n’a pas encore réussi à s’imposer de manière incontestable dans la compétition mondiale, c’est en grande partie parce qu’il s’est développé presque spontanément, sans que les politiques publiques ni les acteurs eux-mêmes n’aient toujours eu conscience de sa qualité et n’ont donc pas développé tous les outils qui lui permettraient le passage à l’échelle.

Pour prospérer, l’économie innovante a besoin d’un climat favorable aux idées neuves et aux entrepreneurs. Pour ce faire, il faut non seulement doter l’écosystème de puissantes capacités de recherche appliquée, il faut surtout lui donner un potentiel d’accélération, en favorisant :
-   la capacité prospective face à des mutations ultra-rapides ;
-   le positionnement sur des stratégies technologiques pertinentes et réajustées en permanence ;
-   la construction de nouvelles transversalités entre secteurs complémentaires ;
-   la diffusion des nouvelles technologies, de quelque origine qu’elles soient, vers les grandes industries de services, intégratrices et innovantes ;
-   la capacité de prototypage rapide, de tests d’utilisation rapide, d’appropriation rapide par le grand public ;
-   l’engagement du grand public dans le cluster ;
-   une place prééminente des TPE / PME et un encouragement à l’innovation de rupture ;

En d’autres termes, il ne faut pas seulement soutenir l'innovation dans les filières matures. Il est temps de construire une véritable filière de l’innovation, ultra-mobile, ultra-créative, porteuse d’hypercroissance en tant que telle et capable d’ensemencer toutes les autres filières industrielles.

(Les images illustrant cet article sont publiées sous licence Creative Common par theonlyone)

13 commentaires:

  1. Merci de ce travail d'analyse et de propositions que je soutiens.
    L'heure est venue d'en faire la promotion ;-)
    Gilbert

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  2. Merci les amis. je crois que l'heure est venue, en effet.

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  3. Monsieur Henri Verdier, je ne dirai qu'une seule chose:
    BRAVO!

    Je ne sais comment faire pour secouer le cocotier (de qui nous savons), mais mon cerveau est à votre disposition pour phosphorer sur cela, même par skype!!

    Stéph Sollat

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  4. Henri,
    Tes posts sont de plus en plus beaux. Bravo !
    J'ajouterais qu'il faut que la finance soit prise plus au sérieux dans notre pays, car c'est une arme stratégique qui fait souvent défaut à nos start-up. Elles ne réussissent pas à se développer ou elles se vendent, faute de partenaires financiers adaptés à leur projet.

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  5. Très fine analyse
    Ce que l'on appelle les filières matures sont prises dans le tourbillon de la globalisation et de sa concurrence acharnée avec les pays à bas couts. Cette concurence détruit les prix et les marges et impose des tailles mondiales et nous avons la chance d'avoir encore quelques grands comptes à même de mener cette bataille. Mais on voit bien que le combat est difficile et est un combat d'optimisation et de taille critique. Il ne faut pas abandonner ce combat car nous perdrions toutes nos bases industrielle mais on sait bien que nous n'avons pas là, la mine d'emplois souhaités pour relancer nos économies.
    La chance est qu'à coté de cette économie est en train de naitre, comme nous le dit Henri cette nouvelle économie de l'innovation qui se base sur ces produits à très bas cout qui permettent la création d'une ère du service où la limite est notre imagination (autant dire sans limite). La force de cette économie est que la valeur perçue par le client final est dans le service et donc les marges se déplacent vers cette partie du business. Ces services sont batis sur des technologies mais les barrières à l'entrée sont faibles comparés à celles que nous connaissions dans les industries matures et cela conduit donc à une course acharnée à l'innovation d'où cette notion de l'économie de l'innovation dont nous parle Henri. L'enjeu est d'ouvrir le jeu et de l'accélérer et là dessus notre pays n'est pas si mal placé. Il faut en effet libérér les énergies entreprenariales, tirer profit de la culture partagée, batir des marques, croiser les idées pour rebondir d'une idée sur l'autre et accélérer le processus créatif des uns et des autres. Il faut aussi bénéficier de nos relais grands comptes pour immédiatement passer ces innovations sur le marché au niveau mondial. Les industries dites de la création (l'image, l'enseignement, le bien être, les services à la maison, ...) sont évidemment les fers de lance et les premières à entrer dans cette nouvelle ère prenons l'opportunité de reprendre un lead sur cette révolution pacifique qui s'annonce comme un véritable raz de maré qui laissera sur le pavé ceux qui n'auront pas perçu à temps le changement de paradigme.
    Merci Henri de nous avoir remis sur le chemin critique

    PHI

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  6. Le livre Vert de l'UE sur les industries culturelles et créatives posait cette question: "Comment accélérer les retombées des ICC sur les autres industries et la société dans son ensemble ?" Vous proposez une filière innovation: cela n'aboutirait il pas à renforcer son isolement par rapport aux "filières matures"? L'innovation, plus large que la RetD, ne mérite t elle pas d'irriguer chaque filière de manière transverse, d'en être le socle commun, la matrice? On le voit, c'est le couple moteur nouvelles technologies/nouveaux usages que vous mettez en exergue, et la croissance de chaque "filière mature" repose sur ce couple.

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  7. Bonjour Henri,

    Bravo pour ce post très en phase avec nos travaux actuels autour du financement ou de la filière TIC.

    En revanche, je crois nécessaire dès à présent de ne pas dissocier les pôles Paris Saclay et Paris Saint Denis qui ne forment qu'un écosystème de l'innovation!!!

    J'ajouterais dans les événements le PRIT (90 clusters européens présents) et l'Open World Forum (Floss) que Systematic pilote pour la filière, ainsi que Techinnov dans l'Essone.

    JNdeGALZAIN

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  8. Oui enfin quand même, le Paris Region Innovation Tour ou l'Open World Forum, ce n'est ni futur en seine, ni le web. Sans vouloir leur retirer leur mérite, ce n'est quand même pas le même scope et la même vision. En fait, vouloir les rapprocher montre bien qu'il y a une différence entre le secteur de la new economy et celui de la technologie. C'est un peu comme si on disait que le festival de cannes est la même chose que le forum technicolor... Les 2 sont importants, mais c'est pas pareil.

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  9. Hello Jean-Noël

    Tu es bien placé pour savoir que Cap Digital est très étroitement associé à OWF comme au PRIT et excellent partenaire de Systematic.

    Je pense moi aussi que les deux pôles forment un seul écosystème d'innovation, comme Berckeley, San Francisco et Stanford en forment un seul. Je pense même qu'ils forment un écosystème dynamique, avec un Ying et un Yang, et que c'est la tension entre les deux pôles (pour faire court, celui qui part de l'ingénieur et celui qui part du créateur) qui crée la puissance de l'ensemble.

    Je trouve en revanche que les politiques publiques menées en ce moment ont parfois la tentation de dissocier ces deux pôles et d'en privilégier un. Celui qu'elles comprennent mieux.

    D'où mon papier.

    A bientôt dans tous nos projets.

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  10. Merci Henri pour ce texte. Je me permets d'y ajouter quelques observations provenant de ma propre expérience.

    Il parait clair que l'innovation a changé de paradigme. Compte tenu de l'accélération phénoménale du développement des technologies, il y a aujourd'hui plus de technologies disponibles que de demandes explicites à adresser, surtout quand on adresse le marché du grand public.

    Pour innover aujourd'hui, il me semble qu'il faut être capable de créer son propre marché, en révélant une demande encore implicite.

    On commence par une niche, on expérimente, on itère et on passe à l'échelle. Les technologies quant à elles s'adaptent et se développent en fonction de l'usage, avec des soubresauts auxquels les consommateurs se sont habitués et qu'ils acceptent. Ils pressentent que leur propre usage poursuit et complète la conception même du produit.

    Si innover c'est créer son propre marché, alors tout part des demandes sociétales pour y revenir.

    Soutenir l'innovation de marché, pour des politiques publiques, c'est doter les écosystèmes existants d'outils (financement, plateforme, lieux d'expérimentations territoriales...) pour révéler ces potentiels.

    Il me semble du coup que les logiques de filières fonctionnant en silo, positionnées sur des marchés, fondées sur des technologies clefs avec des chaînes de valeurs bien identifiées n'adressent pas ces nouveaux enjeux que ton texte décrit très bien et ne permettent pas surtout de détecter les nouveaux entrants, porteurs d'innovation de rupture. Autrement dit ceux la même qui à la faveur d'une greffe technologique astucieuse en amont ou en aval de nos transactions, inventent de nouveaux usages, entrent par effraction sur des marchés bien établis pour en bouleverser la chaîne de valeur réelle et perçue.


    On peut faire le même genre de remarques en observant le déplacement de la valeur perçue pour le consommateur.

    Dans nos marchés largement saturés d’offres, avec une demande de consommation qui commence à baisser, semble-t-il de façon durable, les modèles les plus innovants sont ceux de l’assemblage de nouvelles solutions simples d’accès. Ces solutions doivent hybrider biens et services, et être structurés en fonctions des usages finaux des utilisateurs.

    L'innovation rime de moins en moins avec invention (et à son sous-jacent technologique).
    Ce n’est plus l’originalité d’un procédé qui compte, mais sa capacité de connectique dans un continuum de plus en plus étendu (du produit à la solution) qui forme l’essentiel de la valeur ajoutée perçue. Le problème est de moins en moins de renouveler ex nihilo une technologie que de proposer un bouquet applicatif reliant entre elles des utilités qui, jusqu’ici, concernaient des industries largement dissociées, tant du point de vue de leurs modalités de fabrication que de distribution.

    Amitiés
    Walid Ben Youssef

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  11. Bonjour,

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    Seriez-vous d'accord pour que nous crosspostions ce billet en suivant ces conditions ?

    Merci d'avance pour votre réponse,
    Cordialement,
    Julien Goetz
    owni.fr

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  12. Of course cher Julien. Ma prose est également en créative common

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