mercredi, novembre 16, 2011

Eduquer après la Révolution numérique

J'étais invité aujourd'hui à intervenir au Séminaire Sankoré "Faire la classe à l'heure du numérique", deux journées passionnantes d'échanges et de débats sur les transformations éducatives.

Après de  table ronde, intitulée "l'innovation technologique au service de l'éducation" était visiblement pensée comme celle des représentants de la technologie et des éditeurs, et l'on m'avait demandé de parler de l'éducation à l'heure de la troisième Révolution industrielle.


Pour moi, la question de l'impact de la Révolution numérique sur l'éducation doit être pensée à partir de trois convictions.


1- Nous vivons aujourd'hui une nouvelle Révolution industrielle. C'est une transformation technique, économique et sociale globale, qui, comme la première Révolution industrielle, modifie en même temps l'économie, l'urbanisme, les rapports sociaux, etc.
Comme mes amis Bernard Stiegler ou Yann Moulier Boutang, je pense que la révolution en cours nous plonge dans un tout nouveau régime de la production et de l'échange économique.
Pour faire court, à un premier capitalisme centré sur la production (celui de l'école de Ferry), privilégiant l'ingénieur, la propriété intellectuelle, la captation de la force physique des ouvriers, a succédé un second capitalisme articulé autour de la production de masse, la communication de masse et la consommation de masse, privilégiant le marketing et tentant de capter le désir des consommateurs. Nous sortons aujourd'hui péniblement de cette ère pour entrer dans un monde hyper-instruit, hyper-connecté et hyper-outillé, essayant de capter la créativité des consommateurs, et privilégiant donc le design des systèmes et des interfaces.


2- Les systèmes éducatifs ne font pas seulement de la pédagogie. Ce sont des projets politiques, qui, en même temps qu'ils transmettent du savoir, créent aussi de la mémoire, de l'ordre social et de la sélection acceptable, qui s'articulent avec les autres systèmes de transmission (la famille, l'entreprise, la société), et qui répondent aux besoins exprimés par la société. Ce sont aussi des systèmes techniques qui utilisent les technologies de leur époque, ainsi que les techniques d'organisation disponibles.
En 1833, par exemple, la loi Guizot fait obligation aux communes de plus de 500 habitants d'entretenir une école primaire de garçons, qui crée les écoles normales d'instituteur, et normalise « l'instruction morale et religieuse, la lecture, l'écriture, les éléments de la langue française et du calcul, le système légal des poids et mesures. » Elle est contemporaine des développements de l'édition (Louis Hachette, ancien élève de Guizot à l'Ecole normale supérieure, a créé sa librairie-éditeur en 1826) qui ont a la fois bénéficié du développement de l'enseignement de l'orthographe, et permis cette uniformisation de l'écriture dans tout le pays. Elle est également contemporaine de techniques d'organisation napoléoniennes.
Les différentes lois Ferry, entre 1879 et 1883, entraînent une massification de l'éducation et des choix d'organisation - nous pourrions presque dire d'industrialisation - qui ne peuvent être compris sans le contexte de la massification et de la taylorisation du travail dans l'usine.
On ne peut donc pas penser un projet d'éducation de masse sans se demander aussi ce qu'il produit à l'échelle de la société, et à quelles logiques d'organisation et d'instrumentation il répond.
La séquence qui va de la réforme Haby à la décision de conduire 80% d'une classe d'âge au baccalauréat (en fait, nous sommes un peu au dessus de 70 %) couronne spectaculairement une société de consommation et de communication de masse.

3- Il est donc évident qu'à organisation constante, et sans repenser les objectifs (sociaux) et les méthodes du système éducatif, le numérique apporte peu. Je l'ai exprimé assez souvent depuis plusieurs années. Une rafale de nouveaux articles, et les premières évaluations après équipements massifs l'ont confirmé récemment. Un très bon papier d'Internet Actu a fait le point récemment sur ce -relatif - désenchantement. Je vous le conseille. Un autre indice, peut-être plus étonnant encore, est fourni par l'exemple des Waldorf Schools, prestigieuses écoles privées américaines, onéreuses (17.000 dollars par an au primaire, 25.000 dollars par an au Lycée), couronnées de succès, et qui déploient une stratégie extrêmement conservatrice, privilégiant les activités physiques et l'apprentissage Hands On, et bannissant les écrans. Les cadres de la Silicon Valley se précipitent pour y inscrire leurs enfants.
J'ai eu le plaisir de rencontrer, il y a peu de temps le professeur Yitzhak Brick, du Technion Institute. Il nous a raconté combien il avait interloqué une enseignante en lui disant que tout ce qu'il attendait d'elle, c'était qu'elle apprenne à ses filles à se demander pourquoi les deux faces des feuilles des arbres étaient différentes. Son raisonnement était pourtant simple : tout ce que l'on peut vouloir comprendre est aujourd'hui accessible sur Internet. La chose la plus essentielle est d'apprendre à se poser des questions. Des questions joyeuses, insolentes, perspicaces, et porteuses de découvertes. Il avait raison. Voilà le genre de défis que nous devons relever.

Au nom de ces trois constats, nous pouvons donc nous poser brièvement deux questions :
- quelles sont les caractéristiques du nouveau monde industriel dans lequel nous sommes entrés ?
- comment ces caractéristiques nous permettent-elles de repenser une stratégie d'éducation de masse ?
(...)