Lorsque la rédaction d'Internet Actu m'a annoncé une critique radicale de L'Age de la multitude par Dominique Boullier, je m'en suis tout d'abord félicité.
Bien sûr, les auteurs sont toujours satisfaits quand leur livre rencontre une très bonne réception dans la presse et le public. Mais Nicolas et moi avons en même temps parfaitement conscience d'avoir soulevé des problèmes énormes et laissé de nombreuses questions ouvertes, voire proposé des thèses sujettes à controverse. Nous aimerions approfondir ce travail grâce à un dialogue critique et constructif.
Dominique Boullier étant en outre un chercheur sérieux, cofondateur du laboratoire LUTIN, coordinateur scientifique du Medialab de SciencesPo, le débat s'annonçait donc passionnant.
Quelle ne fut donc pas ma surprise de découvrir un texte rageur, imprécateur, parfois confus et contradictoire, frôlant souvent le contresens plus ou moins volontaire, et sur lequel il est bien difficile de contre-argumenter. Je vous laisse en juger par vous-même.
Certains procédés sont même franchement regrettables. Exemple amusant : chaque thèse de notre livre qui ne convient pas à Monsieur Boullier est présentée comme une "affirmation" (donc fragile et non démontrée), alors que nous "concédons" ou "reconnaissons" (à regret sans aucun doute) les idées que l'auteur partage. Les expressions entre guillemets (comme "dans la pomme, tout est bon") ne sont pas des citations du livre, mais au contraire des formules inventées par l'auteur.
Certaines affirmations sont même des contrevérités flagrantes : dire que nous cherchons à dépolitiser la question, alors que nous écrivons en toutes lettres que "Internet est un projet politique" et que nous développons longuement le fameux "code is law" de Lessig ; dire que sommes dupes de toutes ces startups qui veulent "changer le monde", alors que nous expliquons au contraire à quel point c'est une méthodologie pour rechercher la disruption et donc le succès économique ; analyser notre appel à l'enseignement du codage comme un effet de mode alors qu'il est au coeur de l'émancipation de l'individu ; dire que nous n'avons pas vu le lien entre le numérique et la finance, etc.
De manière intéressante, des passages entiers du livre - ceux qui ne rentrent pas dans les catégories mentales du critique - sont tout simplement oubliés (le long développement sur le design, par exemple). Je ne prends pas non plus la peine de relever les tentatives de déqualification des auteurs : nous avons lu les livres que nous voulons, nous avons le droit de contribuer au débat, et les chercheurs de Sciences Po n'ont pas le monopole de l'intelligence.
Si des raccourcis nous sont reprochés, on pourrait d'ailleurs en soulever d'aussi importants (créer une catégorie générique appelée "la finance", mêlant indifféremment les venture capitalistes, la bourse, les fonds de pension, ou penser que Facebook estime avoir échoué parce que son entrée en bourse a été surévaluée, est d'une naïveté intellectuelle confondante).
Il m'a donc fallu plusieurs lectures pour comprendre ma difficulté à répondre à cette attaque en règle : elle vient en fait de ce que la critique entremêle de registres bien différents et ne cesse de passer de l'un à l'autre.
Certaines attaques sont clairement corporatistes (nous ne respecterions pas assez la recherche académique française, et d'ailleurs, les pôles de compétitivité ne le feraient pas non plus - ce qui est paradoxal quand on sait la part prise par Cap Digital dans le financement du LUTIN comme du Medialab de Sciences Po -). D'autres sont civilisationnelles (nous nous serions coulés dans un moule américain et ne respecterions pas assez le vieux continent), d'autres sont méthodologiques (pas conforme aux standards des publications en sciences sociales), d'autres sont clairement politiques ou idéologiques (nous ne nous insurgeons pas assez contre le nouvel ordre du monde). Ce qui conduit d'ailleurs très souvent ce texte à proposer sans vergogne deux reproches strictement opposés (nous serions dans une posture managériale au service des nouveaux monopoles, mais nous n'avons par ailleurs pas assez approfondi la description du nouveau marketing que permettront les études des traces d'utilisations...).
Le tout est marqué par des insinuations, des changements de registres et des méthodes qui prouvent que la LCR des années soixante-dix offrait à la jeunesse une formation méthodologique durable.
C'est donc au nom du respect que j'ai pour Monsieur Boullier et son oeuvre, et au nom de l'importance d'un vrai débat sur ces questions que je me force à dépasser cette agressivité, et que je fais l'effort de chercher le coeur de l'argumentation pour tenter d'y répondre. Monsieur Boullier, je ne vous traiterai pas comme un Troll (il ne faut jamais répondre aux trolls).
Si l'on renonce à la tentation de répondre point par point aux imprécisions, contresens ou manipulations, et que l'on essaye de cerner le coeur du propos, je pense qu'il se résume en un point central : nous nous serions fait les chantres d'une évolution mercantile d'Internet. Nous aurions de ce fait endossé naïvement le storytelling américain. Ce qui au passage nous aurait conduis à mésestimer l'importance des sciences sociales (notamment françaises, notamment celles de M. Boullier). Et aussi à gommer l'importance de nombreux mouvements collaboratifs, d'activistes, du logiciel libre, des contre-cultures, et - plus grave - à présenter comme fatale une évolution qui doit être combattue.
Bien sûr, les auteurs sont toujours satisfaits quand leur livre rencontre une très bonne réception dans la presse et le public. Mais Nicolas et moi avons en même temps parfaitement conscience d'avoir soulevé des problèmes énormes et laissé de nombreuses questions ouvertes, voire proposé des thèses sujettes à controverse. Nous aimerions approfondir ce travail grâce à un dialogue critique et constructif.
Dominique Boullier étant en outre un chercheur sérieux, cofondateur du laboratoire LUTIN, coordinateur scientifique du Medialab de SciencesPo, le débat s'annonçait donc passionnant.
Quelle ne fut donc pas ma surprise de découvrir un texte rageur, imprécateur, parfois confus et contradictoire, frôlant souvent le contresens plus ou moins volontaire, et sur lequel il est bien difficile de contre-argumenter. Je vous laisse en juger par vous-même.
Certains procédés sont même franchement regrettables. Exemple amusant : chaque thèse de notre livre qui ne convient pas à Monsieur Boullier est présentée comme une "affirmation" (donc fragile et non démontrée), alors que nous "concédons" ou "reconnaissons" (à regret sans aucun doute) les idées que l'auteur partage. Les expressions entre guillemets (comme "dans la pomme, tout est bon") ne sont pas des citations du livre, mais au contraire des formules inventées par l'auteur.
Certaines affirmations sont même des contrevérités flagrantes : dire que nous cherchons à dépolitiser la question, alors que nous écrivons en toutes lettres que "Internet est un projet politique" et que nous développons longuement le fameux "code is law" de Lessig ; dire que sommes dupes de toutes ces startups qui veulent "changer le monde", alors que nous expliquons au contraire à quel point c'est une méthodologie pour rechercher la disruption et donc le succès économique ; analyser notre appel à l'enseignement du codage comme un effet de mode alors qu'il est au coeur de l'émancipation de l'individu ; dire que nous n'avons pas vu le lien entre le numérique et la finance, etc.
De manière intéressante, des passages entiers du livre - ceux qui ne rentrent pas dans les catégories mentales du critique - sont tout simplement oubliés (le long développement sur le design, par exemple). Je ne prends pas non plus la peine de relever les tentatives de déqualification des auteurs : nous avons lu les livres que nous voulons, nous avons le droit de contribuer au débat, et les chercheurs de Sciences Po n'ont pas le monopole de l'intelligence.
Si des raccourcis nous sont reprochés, on pourrait d'ailleurs en soulever d'aussi importants (créer une catégorie générique appelée "la finance", mêlant indifféremment les venture capitalistes, la bourse, les fonds de pension, ou penser que Facebook estime avoir échoué parce que son entrée en bourse a été surévaluée, est d'une naïveté intellectuelle confondante).
Il m'a donc fallu plusieurs lectures pour comprendre ma difficulté à répondre à cette attaque en règle : elle vient en fait de ce que la critique entremêle de registres bien différents et ne cesse de passer de l'un à l'autre.
Certaines attaques sont clairement corporatistes (nous ne respecterions pas assez la recherche académique française, et d'ailleurs, les pôles de compétitivité ne le feraient pas non plus - ce qui est paradoxal quand on sait la part prise par Cap Digital dans le financement du LUTIN comme du Medialab de Sciences Po -). D'autres sont civilisationnelles (nous nous serions coulés dans un moule américain et ne respecterions pas assez le vieux continent), d'autres sont méthodologiques (pas conforme aux standards des publications en sciences sociales), d'autres sont clairement politiques ou idéologiques (nous ne nous insurgeons pas assez contre le nouvel ordre du monde). Ce qui conduit d'ailleurs très souvent ce texte à proposer sans vergogne deux reproches strictement opposés (nous serions dans une posture managériale au service des nouveaux monopoles, mais nous n'avons par ailleurs pas assez approfondi la description du nouveau marketing que permettront les études des traces d'utilisations...).
Le tout est marqué par des insinuations, des changements de registres et des méthodes qui prouvent que la LCR des années soixante-dix offrait à la jeunesse une formation méthodologique durable.
C'est donc au nom du respect que j'ai pour Monsieur Boullier et son oeuvre, et au nom de l'importance d'un vrai débat sur ces questions que je me force à dépasser cette agressivité, et que je fais l'effort de chercher le coeur de l'argumentation pour tenter d'y répondre. Monsieur Boullier, je ne vous traiterai pas comme un Troll (il ne faut jamais répondre aux trolls).
Si l'on renonce à la tentation de répondre point par point aux imprécisions, contresens ou manipulations, et que l'on essaye de cerner le coeur du propos, je pense qu'il se résume en un point central : nous nous serions fait les chantres d'une évolution mercantile d'Internet. Nous aurions de ce fait endossé naïvement le storytelling américain. Ce qui au passage nous aurait conduis à mésestimer l'importance des sciences sociales (notamment françaises, notamment celles de M. Boullier). Et aussi à gommer l'importance de nombreux mouvements collaboratifs, d'activistes, du logiciel libre, des contre-cultures, et - plus grave - à présenter comme fatale une évolution qui doit être combattue.