(Interview à l'AEF, 19 novembre 2009)
Les pôles de compétitivité ont « surtout besoin d'une politique qui fasse preuve de constance »
Henri Verdier, président de Cap Digital.
D.R.
« Il ne me paraît pas nécessaire de vouloir trop normaliser les pôles », déclare Henri Verdier, directeur de la prospective de l'Institut Télécom et président du pôle de compétitivité francilien Cap Digital, spécialisé dans les contenus numériques. « Ce dont ils ont surtout besoin désormais, c'est d'une politique qui fasse preuve de constance. » Dans une interview accordée à AEF, Henri Verdier fait état des messages que le club des pôles mondiaux a transmis à la commission chargée de définir les priorités à retenir pour le grand emprunt lancé par le président de la République (AEF n°118585). Il plaide notamment pour « libérer les données publiques » afin de pouvoir créer de nouveaux services à valeur ajoutée comme vient de le faire la ville de San Francisco aux États-Unis. Le président de Cap Digital revient également sur les spécificités de l' « écosystème » de son pôle de compétitivité, dont l'ambition est de faire de l'Île-de-France « un lieu de recherche et de création industrielle aussi dynamique et aussi prospère que les meilleurs au monde ».
AEF : Quel regard portez-vous sur la manière dont est menée la politique en faveur des pôles de compétitivité ?
Henri Verdier : Je précise tout d'abord que les pôles de compétitivité mettent en oeuvre une politique publique. C'est la décision d'aborder le développement économique à travers la recherche-développement collaborative, et avec des outils de "community management", au sein de clusters thématiques qui ont la masse critique, la densité, la diversité et le dynamisme permettant d'atteindre l'excellence internationale. Et cette politique est menée avec les acteurs même de ces écosystèmes. Nous ne pouvons que nous en réjouir.
Si l'on pense à la suite, il sera nécessaire, à mon sens, de ne pas trop normaliser les pôles. Chaque pôle doit pouvoir évoluer pour continuer à incarner l'esprit de sa propre communauté. Les évaluations, par exemple, qui sont indispensables pour continuer à progresser, pourraient prendre la forme de « visiting committee », c’est-à-dire une délégation d’experts qui vient sur place plusieurs jours, puis rend un rapport très complet comprenant des critères objectifs, mais aussi par exemple un rapport d’étonnement ou des conseils pratiques.
Il me paraît important, aussi, que l’on ne réduise pas la quête de la compétitivité à la seule R&D : la compétitivité de nos entreprises exige aussi des capitaux, notamment aux deux phases cruciales de leur existence que sont la création puis la forte montée en puissance.
Au fond, même si nos équipes sont toutes saturées et pourraient être étoffées, les pôles de compétitivité ne demandent pas beaucoup plus ni beaucoup mieux que ce qui se fait déjà. Ce dont ils ont surtout besoin désormais, c’est d’une politique qui fasse preuve de constance pour permettre le déploiement de ces communautés.
AEF : Quel message le club des pôles mondiaux, dont Cap Digital fait partie, adresse-t-il à la commission du grand emprunt national ?
Henri Verdier : Le club des pôles mondiaux est un organe de concertation des dix-sept pôles mondiaux. En prévision du grand emprunt, ses membres ont été très sollicités, séparément ou collectivement. Nous nous réjouissons de cette écoute : un emprunt national n'a de sens que s'il oriente durablement l'économie vers une croissance soutenue. Or les pôles de compétitivité se consacrent entièrement à cet objectif. Il serait terriblement regrettable d'utiliser les fonds du grand emprunt pour tenter de soulager ou de sauvegarder provisoirement des modèles déclinants. La France peut légitimement prétendre au leadership dans de nombreux secteurs, notamment numériques. Nous espérons que le grand emprunt nous rapprochera de cet objectif.
AEF : Et en termes de propositions concrètes ?
Henri Verdier : Concrètement, il nous semble que le grand emprunt doit se fixer plusieurs objectifs. La recherche, l'éducation et la formation sont la base même de la société de la connaissance qui se dessine. Tous les investissements qui y seront consacrés ne pourront qu'être bénéfiques, surtout s'ils soutiennent au passage des évolutions urgentes : diffusion des outils et des pratiques numériques dans l'éducation, internationalisation des cursus des étudiants, etc. Nous devons aussi renforcer la logique d'écosystèmes d'excellence et de croissance qu'incarnent les pôles de compétitivité. Dans l'économie moderne, nul n'est une île. Ce sont des « clusters », rassemblant grandes entreprises et PME, recherche et finance, État et collectivités, qui s'affrontent. Même les entreprises les plus internationales veillent à s'implanter dans de tels clusters.
Au sein de ces écosystèmes, nous devons soutenir la croissance des PME qui explorent les nouveaux marchés à très fort potentiel de croissance. Soutenir ces PME ne signifie pas seulement aider leur implication dans la R&D. C'est aussi les capitaliser, par exemple sous la forme de prêts participatifs. Et c'est favoriser leur insertion dans un écosystème où elles interagissent de manière fructueuse avec les grands groupes et la recherche, publique comme privée.
AEF : Le pôle de compétitivité Cap Digital se focalise sur l'économie et la société numériques. Comment le grand emprunt pourrait-il aider à bien positionner la France dans ce domaine ?
Henri Verdier : Il faut soutenir la transformation industrielle en finançant de grandes plateformes d'innovation et de co-création. Les cinq pôles de compétitivité impliqués dans les TIC (technologies de l'information et de la communication) travaillent actuellement à la définition de dix plateformes de ce type qui pourraient permettre de prendre des positions structurantes sur des sujets comme le « cloud computing » [mise en commun des ressources et services informatiques à travers les réseaux], la sécurité des réseaux, la ville durable, etc. Mais le grand emprunt doit surtout permettre à la société et à l'économie françaises de jouer selon les règles du jeu de cette nouvelle économie. Aujourd'hui, les normes et standards, l'interopérabilité des systèmes, les « think-tanks » et fondations capables de produire du sens, les formats des bases de données ou l'ouverture des données publiques représentent des infrastructures aussi essentielles que les infrastructures publiques.
J'insiste particulièrement sur cette question des données publiques : les cartes, le cadastre, les données statistiques démographiques, de pollution, de santé, etc., sont une véritable mine d'or pour la société de la connaissance. Il faut libérer ces données – ce qui ne veut pas nécessairement dire les donner – et les rendre interopérables pour que les entreprises puissent en créer de nouveaux services à valeur ajoutée. La ville de San Francisco vient de le faire à travers le site DataSF. Des dizaines de start-up inventent déjà de nouveaux services à partir de ces données. On pourrait d'ailleurs s'intéresser aussi aux archives des entreprises – notamment des médias – dont on pourrait, de la même manière, se servir pour offrir des services nouveaux plutôt que de les laisser dormir.
AEF : En quoi le développement du numérique peut-il aider l'industrie française ?
Henri Verdier : Le numérique n'est pas un secteur industriel. C'est le moteur d'une transformation globale qui fonctionne comme une culture nouvelle, avec ses opportunités et ses menaces. Il menace notamment les systèmes fondés sur le maintien artificiel de la rareté. Mais il s'avère aussi être un excellent relais de compétitivité pour les grands groupes industriels qui l'utilisent pour renouveler leurs modes de production, leur stratégie commerciale voire leur offre même. Ce n'est pas un hasard si les États-Unis ont récemment décidé de consacrer 17 milliards de dollars aux « smart grids » [réseaux intelligents pour la distribution d'électricité] et 17 autres milliards de dollars à l'interopérabilité des systèmes d'information de la santé. Je pense que la France a tout intérêt à doper de tels sujets. Il me semble aussi que la question du « cloud computing » est fondamentale à la fois pour la compétitivité mais aussi l'indépendance de notre pays.
AEF : Qu'est-ce qui, selon vous, fait la particularité de Cap Digital par rapport aux autres pôles de compétitivité ?
Henri Verdier : Comme chaque pôle, Cap Digital incarne les spécificités de son propre secteur. Les contenus et services numériques, par exemple, se déploient dans un univers économique et technologique qui évolue ultra-rapidement. Nous sommes particulièrement attentifs à la Silicon Valley qui est quand même notre partenaire et adversaire préféré, même si nous regardons aussi d'autres clusters comme Montréal, Séoul, Los Angeles ou Boston.
Par ailleurs, Cap Digital ne s'est pas bâti à partir d'une filière industrielle préexistante. Il rassemble des communautés distinctes d'entreprises franciliennes qui interviennent dans des domaines a priori très atomisés : l'image, les jeux vidéo, le design numérique, les objets communicants, le logiciel libre… La force du pôle est d'avoir permis à plus de 500 entreprises – essentiellement des PME et des TPE – de se regrouper pour mieux travailler ensemble, et ainsi de faire émerger le numérique francilien comme un secteur industriel à part entière. Je suis convaincu que cet acquis perdurera indépendamment même du destin du pôle.
AEF : Comment arrive-t-on à organiser et animer une communauté aussi hétérogène ?
Henri Verdier : C'est d'abord la communauté qui utilise Cap Digital pour s'organiser. Nous sommes une association. Nous élaborons collectivement notre stratégie et nous élisons nos représentants. Un pôle qui fonctionne bien est l'organe de représentation et d'action collective d'un écosystème. Par ailleurs, le numérique fonctionne vraiment comme une nouvelle culture. Malgré notre diversité, nous nous sommes rencontrés et nous nous sommes compris beaucoup plus facilement qu'on aurait pu l'imaginer. Mais c'est aussi beaucoup de travail. Le pôle est animé par une équipe d'une douzaine de personnes qui se démènent pour fluidifier ce réseau et en faire émerger les projets de R&D.
AEF : A contrario, qu'est-ce qui vous rapproche des autres pôles de compétitivité ?
Henri Verdier : D'une manière générale, je crois que nous partageons tous les mêmes convictions : l'importance de la « coopétition », de la R&D collaborative, des rencontres du privé et du public, la confiance envers le potentiel d'innovation des PME et la conscience de l'importance des grands groupes dans ces écosystèmes. Je crois aussi que les attentes des adhérents aux pôles de compétitivité sont à peu près toujours les mêmes : les PME espèrent bénéficier d'introductions auprès des grands groupes, les TPE cherchent des financements et des clients, les PME de croissance veulent participer aux programmes de R&D aux côtés des grands groupes, les grands groupes sont en quête de nouvelles filières à développer et de sociétés performantes à racheter, et les collectivités territoriales sont ravies de déléguer l'analyse et l'expertise des projets. Les pôles de compétitivité sont en définitive à la fois le terreau et le ciment de tout cet écosystème de croissance.
AEF : Quelles sont vos priorités pour Cap Digital ?
Henri Verdier : Nous voulons réussir collectivement à faire en sorte que, en matière de contenus et de services numériques, la région Île-de-France soit véritablement un lieu de recherche et de création industrielle aussi dynamique et aussi prospère que les meilleurs au monde. Nos chercheurs et nos ingénieurs sont déjà du meilleur niveau mondial. Ceux qui partent dans la Silicon Valley y occupent les meilleures places. La question est de faire en sorte qu'il en aille ainsi des entreprises. Cap Digital ne le fera pas à la place des entreprises. Mais nous pouvons y contribuer, en renforçant les infrastructures et les coopérations, ou en valorisant la reconnaissance internationale de notre communauté.
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