lundi, septembre 08, 2014

La fin de l'innovation ?


En 1992, peu de temps après la chute du mur de Berlin, le politologue américain Francis Fukuyama nous prédisait, tout simplement La Fin de l'histoire et le dernier homme.
Fascinés par leur victoire contre l'URSS, et sans doute appatés par les relents hégéliens de ce texte, les intellectuels du monde entier lui assuraient un succès inattendu. De manière étonnante, personne ne sembait s'inquiéter du recours à une expression, "le dernier homme", que Nietzsche avait pourtant adoptée pour nous dresser le portrait peu enthousismant du stade ultime du nihilisme...
Trente ans plus tard, le jihad à toutes les sauces, la géopolitique de la Russie, la trajectoire de "pays émergents" qui sont devenus bien plus qu'émergents nous permettent de remettre ces analyses à leur juste place, et d'apprendre à nous méfier, comme avait su le faire Derrida dès 1993, des prétentions à fermer le rideau de l'histoire...

Pourtant, ces théories de la fin de l'histoire, de la fin du progrès, de la fin de l'homme lui-même semblent avoir la vie dure, et connaissent,depuis quelques années, un nouvel avatar avec les théories, très appréciées dans les milieux économiques, sur la "fin de l'innovation".
Le prix Nobel d'économie, Edmund Phelps, en tirait un livre l'an dernier, expliquant que toute la crise depuis la fin des Trente glorieuses provenait de l'incapacité à innover de l'Occident (thèse que je ne conteste pas complètement d'ailleurs). Surfant sur la vague, pas toujours avec la même érudition, d'autres économistes ont tenté, récemment, de prouver que la révolution numérique n'avait pas été si importante que cela, finalement. D'autres encore reconnaissent son impact, tout en la considérant comme désormais épuisée.

D'après Le Monde du 1er septembre, cette thématique sera au coeur d'un prochain rapport du Conseil d'analyse économique. Un consensus émergerait chez les économistes :  la croissance serait durablement affectée par le manque de gains de productivité de notre économie, lui-même imputable à la faible puissance d'innovation actuelle, et au caractère trop faiblement disruptif des technologies numériques.

Bon. En première instance, ça me rappelle cette planche de Gotlib :


Mais en même temps, on n'a pas vu le rapport. Laissons-lui sa chance. Car ce qui est sûr, c'est que la question mérite quelques élaborations...



Croissance et productivité

Notons tout d'abord que toutes les expressions autour de cette question semblent considérer comme une évidence la corrélation entre croissance et gains de productivité.
Il faut se rappeler, quand même, que ce lien n'est qu'indirect. Les gains de productivité n'engendent pas forcément de croissance. La capacité à produire les mêmes choses en distribuant moins de salaire pourrait avoir un effet de décroissance (en diminuant le pouvoir d'achat des salariés). Ce n'est que si les gains de productivités sont mis au service d'une hausse de la production (et non pas d'une baisse des coûts), ou s'ils sont réinvestis en recherche-développement efficace, qu'ils débouchent sur de la croissance. Dans un monde où les gains de productivité seraient traduits en dividendes, ou seraient investis en recherches inutiles, il n'y aurait pas de lien entre productivité et croissance... Et dans un monde, dans lequel nous sommes peut-être bien entrés, où l'innovation n'a pas besoin de beaucoup de capital, il n'est pas certain que les gains de productivité soient indispensables à la croissance...
Bref, si tant est que nous soyons condamnés à une panne de croissance durable, je commencerais, pour ma part, à interroger la manière dont sont investis les gains de productivité avant d'en contester la réalité.

Le paradoxe de Solow

C'est une vieille histoire. En 1987, le grand économiste Robert Solow, qui allait obtenir le prix "Nobel" d'économie la même année, formulait la célèbre déclaration : "You can see the computer age everywhere, except in the productivity statistics". C'était la formulation de ce qui allait rapidement être qualifié de "paradoxe de Solow" et captiver les économistes pendant des années.

C'est vrai que pour de vieilles organisations rigides qui refusent de se remettre en question, l'informatique et le numérique, ça n'apporte pas toujours beaucoup de simplicité. Et ça n'aboutit pas toujours très vite sur de nouvelles efficacités. Le sens commun le comprend aisément : imaginons un instant la brusque apparition de l'informatique dans une usine du XIXe Siècle, avec son organisation, ses ouvriers, ses ingénieurs, ses contremaîtres. Pense-t-on que l'activité changerait du jour au lendemain ? Ou que les hiérarchies, les pesanteurs, les habitudes, les codes sociaux reprendraient le dessus et empêcheraient tout changement. Il ne seuffit pas d'ordinateurs pour passer du taylorisme au toyotisme, il faut aussi d'innombrables et radicales transformation de l'organisation, de sa composition, de ses règles de recrutement, de management, du marché, etc.
De nombreux économistes ont travaillé là dessus, de Philippe Ashkenazy et Christian Gianella à Daniel Cohen, qui, dans son bel ouvrage "Richesse du monde, pauvreté des nations" a parfaitement synthétiser le fait que les nouvelles technologies n'apportent pas de gains de productivité à une organisation sans une refonte complète de l'organisation.

Si le numérique n'a pas apporté autant de gains de productivité qu'annoncé, c'est peut-être aussi parce qu'on n'a pas su très bien s'en servir...


Le numérique dévore (quand même) le monde


Cela dit, s'il y a paradoxe de Solow sur le territoire national, il ne faudrait pas l'étendre abusivement à l'économie mondiale. Comment contester l'évidence constatée il y a trois ans par Marc Andreessen : "Software is eating the world". Nicolas Colin en a tiré un billet qui mérite relecture. Le numérique dévore le monde, par la puissance de ses modèles de disruption. Presse, musique, cinéma, tourisme, taxis peuvent en témoigner. Et très bientôt la santé, les banques, l'assurance ou la distribution de l'énergie en témoigneront tout autant. Et comme vous le savez, je pense aussi que les fonctions les plus régaliennes : la monnaie, l'impôt, la sécurité sociale... subiront à leur tour des tentatives de disruption par les innovateurs radicaux.
Le problème n'est pas de savoir si le numérique dévrore le monde, c'est plutôt que pour l'instant, il le dévore surtout depuis les Etats-Unis...

On ne parle pas ici simplement de disruption schumpterienne de certaines activités industrielles. Il y a aussi des dynamiques sociales. A ce propos, l'été m'a permis de terminer le livre de Gilles Babinet : L'Ere numérique, un nouvel âge de l'humanité. Je le recommande : il est passionnant. Parmi les innombrables dimensions de cette ère numérique qu'il présente, il mentionne une hypothèse proposée par un certain nombre d'analystes : l'extraordinaire croissance économique du continent africain (5 % par an en moyenne depuis une décennie sur tout le continent) ne serait-elle pas largement soutenue par l'extraordinaire pénétration des télécommunications, et notamment du téléphone portable. La puissance de coordination, de coopération, d'information ainsi distribuée à la société civile aurait permis cette croissance ultra-rapide : planifier la récolte des mangues en fonction de la disponibilité des camions qui viennent en prendre livraison, vérifier l'éventuelle nécessité de conduire un enfant au dispensaire, trouver sur quel marché vendre le fruit de sa journée de pêche... toutes ces petites optimisations sont impensables sans infrastructure de télécommunication.


La révolution numérique est-elle achevée ?

D'autres économistes, sans contester l'impact de la révolution numérique, entonnent la petite musique selon laquelle on en a maintenant vécu les principales étapes, et on n'a plus rien d'important à en attendre...
Là encore, pas besoin de m'étendre trop longtemps sur ce que je pense d'une telle hypothèse.
Bien au contraire, je pense qu'il est presque impossible d'imaginer ce que représente le fait de vivre dans un monde où la puissance des ordinateurs gagne un ordre de grandeur tous les dix ans... Avant 2020, les imprimantes 3D auront fondé une activité industrielle aussi différente des petites imprimantes d'aujourd'hui que Twitter et Facebook le sont des plateformes de blog des années 2000. On appliquera ces imprimantes 3D à la biologie pour synthétiser des tissus ou peut-être des organes. La révolution des drones aura pris son essor. Les particuliers feront séquencer leur ADN pour quelques centaines d'euros et l'emporteront avec eux sur leur smartphone. Les progrès de l'intelligence artificielle redéfiniront les professions jugées les plus "intellectuelles supérieures" (on a déjà des résultats très probants en matière de médecine, de journalisme, de recherche scientifique). on verra une nouvelle vague de robotique grand public... Les approches big data auront permis de repenser à la racine des problèmes aussi complexes que les stratégies d'éducation, l'organisation de la santé et tant d'autres. Et j'en passe, et des dizaines...
 Il faut vraiment être perdu dans ses colonnes de chiffres pour oser même un instant penser que la révolution numérique s'exténue.

Un nouvel âge d'or ?

Heureusement, nous avons d'autres penseurs qui proposent des analyses autrement étayées. Je pense à particulier à Carlota Perez, enseignant et chercheur à la London School of Economics, qui propose une analyse de long terme des révolutions technologiques (elle en compte cinq). Analysant les grandes révolutions industrielles passées et présentes, elle montre très bien combien ces révolutions impliquent de manière indissociable des changements technologiques, économiques et sociaux ; comment la nature même de ces innovations exige des bulles spéculatives pour briser les plafonds de verre du conservatisme ; et comment l'explosion de ces bulles, loin de stopper ces cycles d'innovation, est la condition nécessaire au déploiement de nouveaux cycles.

Prenez les 25 minutes nécessaires à écouter cet entretien, vous verrez pour quelles raisons très probantes elle nous prédit, bien au contraire, un nouvel âge d'or fondé sur les technologies numériques et sur les "Green technologies", tout en nous annonçant même la bulle d'innovation suivante, qu'elle voit fondée sur les biotechnologies, les nanotechnologies, la bioélectronique et les nouveaux matériaux.

Comment révéler les gains de productivité du numérique ?

Ce sont des questions essentielles. Il ne faudrait vraiment pas se tromper de combat.
Prédire la fin de l'innovation et de la croissance quand montent des vagues d'innovation inimaginables, mais malheureusement trop souvent portées hors de France (Etats-Unis, mais aussi pays émergents) serait une erreur fatale.
La grande question est de savoir comment faire pour que l'Europe ne s'installe pas définitivement en  "colonie numérique" des Etats-Unis, selon les termes du rapport que Catherine Morin-Desailly a rédigé au nom de la Commission des affaires européennes du Sénat.
Toute ce que je connais de notre écosystème de startups me donne espoir pour l'économie émergente. Nous sommes parfaitement en capacité d'être l'un des écosystèmes de création de rang mondial.
Même s'il reste beaucoup à faire, les administrations apprennent petit à petit à se réorganiser pour tenir compte de cette nouvelle donne, tant des outils qu'elles utilisent que dans les relations qu'elles nouent avec les citoyens ou dans les missions qu'elles se découvrent (et contrairement aux sarcasmes que la France aime à s'adresser à elle-même, nous sommes plutôt un pays leader dans cette transformation - ce qu'a souligné recemment l'ONU).
Ce qui est inquiétant, précisément, c'est l'incapacité des grands groupes industriels à intégrer les tenants et les aboutissants de cette révolution numérique, et à en faire levier pour gagner de la productivité, et, - pourquoi pas ? - un surcroît de puissance... La révolution numérique, dans toutes ses composantes, dans ce qu'elle offre comme perspectives de disruption, dans les produits, les stratégies, les organisations, les relations avec les clients ne se voit pas encore dans les statistiques de productivité ? Mais c'est qu'elle est restée à la porte de tous ces grands groupes. C'est cela, l'urgence qui est devant nous...










4 commentaires:

  1. Les points de vue partagés ici oublient que globalement que l'économie du numérique repose sur l'individu. Et que l'individualisme qui en résulte est déconnecté de toute stratégie, de toute amélioration long terme possible. Il détruit la cohésion des groupes qui sont nécessaires pour le bien commun et éviter que nous ne devenions une 'colonie numérique'.

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  2. Intéressant. Mais vous oubliez aussi, il me semble, les progrès de l'économie du partage. Combien de points de PIB sont désormais passés en échanges gratuits ?

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    1. et si tout le gain de productivité, de technologie, d'informatisation, d'internet, était mangé par une sur règlementation, des peurs générales, des modes poussant au gaspillage , des retour en arrière productif...

      par contre les pay émergents eux profitent

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  3. a votre tableau préparez vous a écrire

    "I have had 50 years of experience in nuclear physics and I know what’s possible and what’s not. .. . I don’t want to see any more evidence! I think it’s a bunch of junk and I don’t want to have anything further to do with it.”

    en passant l'économie du partage est la meilleure façon d'explique le modèle d'écosystème innovateur que développe LENR-Cities avec... avec qui vous verrez.

    IBM a un papier sur les écosystèmes business. Le gouvernement a aussi fait a l'ocasion de la neutralité du net un rapport qui décrit bien le modèle des plate-forme collaborative.

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