Le 27 mars dernier, le Secrétaire général des Nations-Unies déclarait solennellement "Notre ennemi commun est la COVID-19, mais notre ennemi est aussi une ’infodémie’ de désinformation".
Il est vrai que l'épidémie de Covid a suscité un déluge de commentaires, de rumeurs, de colères et de soupçons, venant des sources les plus variées et parfois... déconcertantes. Pour les autorités du monde entier, la nécessité de faire comprendre la situation, d'empêcher la panique, de diffuser de bonnes instructions sanitaires de manière non ambigüe était, au sens strict, une question de vie ou de mort.
Pendant cette crise, les médias, les entreprises d'internet - moteurs de recherche et réseaux sociaux -, les gouvernements et les autorités sanitaires se sont mobilisés pour que cette "infodémie" ne dégénère pas.
Et l'un dans l'autre, il semble que nous ayons plus ou moins compris, ou en tous cas eu les moyens de comprendre, que ce virus n'était pas une arme bactériologique, qu'il ne se soignait pas en buvant du thé, que les gestes barrières étaient importants et quelques autres vérités essentielles...
Nul soulagement pour autant. Nous avons assisté à des choses inquiétantes, nous savons qu'elles auraient pu être pires, nous avons bricolé, dans l'urgence, des règles parfois un peu acrobatiques. Quelques sites, comptes ou messages ont été censurés un peu rapidement, quelques dérapages ont été observés... Nous pouvons faire mieux.
je voudrais revenir aujourd'hui sur ce concept d'infodémie et sur cette exigence de "protéger la vérité". Les deux prennent place dans une longue histoire de dénonciations et d'appels à mobilisation contre les "Fake news", les "infox", la "désinformation", la "misinformation", "l'ère de la post-vérité "(expression née autour de 2004 et consacrée par le dictionnaire d'Oxford en 2016), la "Thruthiness" (jeu de mot lancé par Stephen Colbert en 2005) et tant d'autres expressions de préoccupation des autorités, des intellectuels, des journalistes et de nombreux citoyens face à cette parole ingérable et bouillonnante des réseaux sociaux.
Nous parlons ici uniquement de fausses informations.
Nous ne parlerons pas des contenus illégaux, tels les contenus terroristes ou pédopornographiques, qu'il convient simplement de retirer dans le respect de l'état de droit, comme nous l'avons proposé avec l'appel de Christchurch ou avec le projet de règlement européen sur les contenus terroristes.
Nous ne parlerons pas non plus de la question de la haine en ligne qui soulève des questions bien particulières et suscite d'importantes controverses.
Nous ne parlons pas, enfin, des manipulations, des ingérences étrangères ou des campagnes de propagande qu'elles soient publicitaires ou idéologiques.
Toutes questions essentielles mais qui nous semblent devoir être analysées chacune dans son cadre propre.
Nous avons en effet à faire face à une question spécifique, la plus complexe sans doute : celle de la difficulté à faire émerger une "vérité" dans l'énorme bruit de fond qu'est devenue la conversation mondiale sur Internet et les réseaux sociaux. Celle du statut de la "vérité" dans cette ère de la post vérité telle que la définit le dictionnaire d'Oxford : "des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles".
En ouvrant cette réflexion, j'ai conscience d'ouvrir une question dangereuse, et même, d'un certain point de vue, suspecte.
Pas besoin de s'étendre ici sur le fait que les hommes ne cessent de s'affronter, la plupart du temps de bonne foi, au nom de "vérités" hypothétiques qui se révèlent bien souvent sans lendemain. Inutile de revenir sur ces vérités en deçà des Pyrénées qui se révèlent si facilement erreurs au delà. Inutile d'insister sur le triste constat pascalien selon lequel "ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste". Impossible de résumer les Critiques de Kant, les apports de Husserl ou d'Heidegger, les acquis de l'épistémologie, de la sociologie des sciences, les profondes réflexions de grands scientifiques comme Jean Rostand, François Jacob, Jacques Monod, ou l'inoubliable Formation de l'esprit scientifique de Bachelard. Ce n'est pas notre sujet. Mais qu'on ne nous oppose pas que la Vérité est inaccessible. Nous n'avons pas besoin de définir ou d'identifier la Vérité pour construire un monde qui la recherche, l'accepte raisonnablement et la prend en compte.
Débarrassons-nous aussi de la question de savoir si la situation est pire qu'avant. Certes, nous avons traversé des siècles d'obscurantisme de superstition, nous avons eu des époques où la presse était littéralement irresponsable, nous avons eu des décennies de télévision aux ordres du pouvoir, nous avons subi la domination sans partage de quelques éditocrates à écharpe, nous vivons dans un marché de l'information faussé par les intérêts économiques... Le problème n'est pas né avec Internet. Nous ne pouvons renoncer à être des citoyens libres et éclairés dans un monde où la vérité peut faire son chemin.
Reconnaissons aussi qu'il peut y avoir quelque chose de suspect dans la dénonciation des fausses nouvelles. On sent bien que certains s'offusquent d'avoir été contraints à descendre de leur piédestal, de devoir partager le micro avec le tout venant, de devoir cohabiter avec une sorte de vulgarité. On voit bien que certaines industries se sentent menacées dans leur pérennité même et cherchent des explications par trop simples. On sent même de ci de là une sorte de tentation d'ordre moral, qui n'est pas très rassurante... Car si l'Histoire nous a enseigné quelque chose, c'est de craindre ceux qui veulent façonner l'Homme nouveau.
Et pourtant nous avons quand même un problème. Et même s'il n'est pas nouveau, ni peut-être pire qu'avant, ni toujours dénoncé pour les bonnes raisons, ce problème est inquiétant. La question n'est pas de savoir si nous sommes capables d'atteindre la vérité. La question est de savoir si nous sommes capables de construire un monde où l'effort de mise à jour des faits, où le respect des faits, où le dialogue fondé en raison, où le désir de recherche de la vérité sont encore possibles.
Le succès des thèses créationnistes (partagées par 40% des Américains), la puissance du mouvement de négation du changement climatique (qui concerne 22% des Français), la facilité avec laquelle prospèrent d'innombrables théories du complot doivent nous interroger. (Même si je considère pour ma part que certaines de ces théories complotistes fonctionnent en fait comme des mythes qui tentent de décrire le vécu de ceux qui les propagent, et donc ne doivent pas être analysées en termes de vérité ou d'erreur). Les controverses qui se sont nouées autour des assertions d'un certain professeur marseillais, et qui ont même poussé une institution aussi vénérable que le Lancet à renoncer aux canons du travail scientifique devraient nous inquiéter. Le vacarme qui se noue désormais quotidiennement autour de sujets en vogue et qui empêche toute précision, toute clarification, toute avancée du débat doit nous inquiéter. La vulnérabilité que cela induit face à d'éventuelles manipulations malveillantes doit être également prise en compte.
La question est désormais sur la table. Gouvernements, citoyens, activistes numériques et plateformes numériques réfléchissent, débattent, échangent, expérimentent, s'affrontent tous les jours. Jack Dorsey, le PDG de Twitter, a partagé des question essentielles au cours d'une conférence TED. S'estimant mal traité, le président des Etats-Unis a publié un "executive order" destiné à empêcher les réseaux sociaux de modérer les contenus (à tout le moins politiques) dont le Département de la Justice a tiré des lignes directrices publiées le 17 juin dernier. Mark Zuckerberg, patron de Facebook, est allé sur Fox News assurer que pour sa part il ne s'érigerait jamais en gardien de la vérité (ce que personne ne lui demandait). Youtube a commencer à mentionner la nature des sources de ses vidéos informationnelles (ce qui permet d'identifier le financeur de l'"information" qui est vue). Même les fondateurs historiques du web, comme Tim Berners-Lee, s'inquiètent désormais et appellent à de nouvelles formes de régulation. Internet n'a pas été créé pour abrutir les masses mais au contraire dans l'espoir d'émanciper, et de renforcer la puissance de chacun.
Et pourtant, on sent bien que ces débats, loins de clore le sujet, proposent parfois des solutions inquiétantes pour la démocratie et ne règlent pas le problème.
Les causes de cette situation sont nombreuses.
D'une part, l'héritage des Lumières semble érodé. Oui, nous sommes probablement entrés dans une époque où domine un nouveau "moi", qui se croit source de ses propres valeurs, qui se satisfait d'être le microcoeur d'un microréseau, et qui ne reconnaît aucune légitimité à la science, à la société ou à aucune institution. En ce sens, ce ne serait pas la vérité qui aurait été érodée, le "common knowledge" et sa dimension sociale. Et ce ne seraient pas les certitudes qui manqueraient, mais surtout un accord majoritaire sur le cadre à l'intérieur duquel se nouera le processus d'élaboration de la vérité.
Il faut reconnaître également que les réseaux sociaux ont changé la structure de la conversation mondiale. Non pas parce que tout le monde pourrait désormais s'exprimer, ce qui n'est pas si nouveau et qui est somme toute une bonne nouvelle. Ils ont surtout changé la donne en façonnant la conversation au service de leur modèle d'une "économie de l'attention", qui cherche à capter en tous temps le maximum d'attention possible (le CEO de Netflix est même allé jusqu'à dire fièrement qu'il considérait que le sommeil était son principal concurrent). Et pour capter cette attention, une quantité indescriptible d'algorithmes de recommandations, mais aussi de faux comptes, de like, de titres construits après analyse comportementale... sont mobilisés chaque jour, qui aboutissent à diviser l'opinion en une somme de micro groupes enfermés dans leurs bulles de filtres et à proposer à chacun le plus spectaculaire, le plus sensationnaliste, les plus excessif et bien souvent le plus agressif et le plus émotionnel.
Il ne faut pas négliger non plus le fait que nous avons désormais dans le paysage informationnel une véritable "internationale complotiste", nombreuse, puissante, riche et de plus en plus soudée, dans laquelle se mêlent pêle mêle des sectes, des extrémistes de tous poils, des doux dingues, des climatosceptiques, des "antivax", des trolls. La convergence croissante de leurs efforts (et de leurs clics), qui s'unissent de plus en plus fréquemment, en fait l'une des principales puissances d'opinion, capable d'allier la masse des uns, l'agressivité des autres, l'argent de certains et la maîtrise des codes des réseaux sociaux d'autres encore.
N'omettons pas non plus que ces mouvement peuvent très facilement être instrumentalisés dans des opérations de manipulation méthodiques, qu'elles proviennent de puissances étrangères, d'intérêts économiques, idéologiques ou religieux, et que l'affaire Cambridge analytica nous a montré que des mercenaires maîtrisant les big data et les règles de la publicité en ligne étaient prêts à se mobiliser pour n'importe quel client.
Alors, que faire ?
Face à une telle situation, notre premier devoir est de ne pas nous tromper de combat.
Le combat que nous devons mener n'est pas un combat pour "imposer la vérité".
Pétris de l'esprit des Lumières, les rédacteurs de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ne s'y étaient pas trompés quand ils proclamaient : "Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi." (Article 10), ou "La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi" (Article 11).
Il y a une radicalité et une précision dans nos Droits de l'homme dont notre époque devrait s'inspirer. La liberté de conscience, la liberté de penser sont des valeurs absolues. Nul n'est fondé à m'empêcher d'être bête, ou même méchant, en mon fort intérieur. Et nul ne peut m'empêcher d'exprimer cette sottise. Et personne n'a autorité pour faire mon bien malgré moi. Ce qui peut être sanctionné, ce qui doit être sanctionné, c'est l'abus de cette liberté (notamment quand il fait violence à autrui, quand il trouble l'ordre public ou quand il menace la sécurité nationale). Et dans ce cas le Citoyen ne sera pas subrepticement censuré. Il devra "en répondre", c'est à dire s'en expliquer, par exemple en justice. Dans un processus contradictoire où il pourra se justifier.
Le combat n'est pas de faire cesser le déluge de bêtises ordinaires, ni de faire naître de force l'homme nouveau, ni bien entendu de construire une vérité d'Etat, et moins encore une vérité d'entreprise.
Le combat que nous devons mener c'est celui du sujet libre dans un espace de débat sain. C'est de préserver un certain ordre de la conversation mondiale, une certaine dignité, une certaine neutralité, une forme de respect mutuel et la possibilité de faire émerger du consensus.
Pour ce faire, il n'y aura pas de potion magique. Nous devons mobiliser de nombreuses approches :
1- La priorité, c'est l'éducation. Non pas une vague éducation aux médias, ni une sensibilisation aux dangers des réseaux sociaux, mais une véritable éducation de citoyen libre et émancipé. Une formation de l'esprit critique complète, qui apprenne à chacun combien il est aisé de "faire mentir" des statistiques, même avec des chiffres véritables, combien le cadre d'une photographie, ou la minute manquante d'une vidéo peuvent changer le sens d'une information, comment le maître en réthorique peut aisément nous emporter par un appel aux passions...
2- Il est également nécessaire, dans le respect de l'état de droit, de chasser les fausses informations quand il est prouvé qu'elles procèdent d'une véritable manipulation. Non pas combattre les erreurs ou la fausseté mais combattre l'artifice. Détecter et faire fermer les comptes qui mentent sur leur identité pour tromper le public. Désamorcer la propagation artificielle par des milliers de bots. Repérer et dénoncer les informations tronquées.
3- Comme le promeut Reporters sans frontière au sein du Partenariat information et démocratie, il faut également nous inquiéter de protéger la possibilité de production d'une information de qualité. L'information de qualité suppose la liberté de la presse, c'est acquis. Mais elle suppose aussi des conditions économiques et matérielles protégeant la production et de la diffusion de l'information. Et elle exige enfin un pluralisme authentique.
4- Et enfin, il est temps d'interroger les effets des algorithmes des grands réseaux sociaux. Il faudra reconnaître que l'émergence de ces plateformes nous a fait quitter depuis longtemps la neutralité du net, et que nous vivons dans un espace informationnel biaisé et tronqué par des intérêts économiques. Que dans ce nouveau design de l'information, la promotion de certaines informations, et le choix de ceux à qui elles sont adressées posent de nouvelles questions. Il nous faudra sans doute envisager de nouvelles formes de régulation, et nous souvenant que la liberté d'expression (qui est un droit fondamental) n'est pas forcément le droit de s'imposer brutalement dans la conversation mondiale (ou, comme l'écrit Renée di Resta, "Free speech is not the same as free reach"). Mais avant d'en arriver à forger de nouvelles régulations, il faudra commencer par obtenir une plus grande transparence sur ces algorithmes qui façonnent de facto l'opinion, et il faudra demander aux entreprises concernées de progresser dans l'exercice de l'immense responsabilité qui est la leur.
Le risque permanent sera celui des dérapages de ceux qui penseront connaître "la vérité". Il faudra beaucoup de sagesse et de prudence pour éviter de nous retrouver à "faire que le fort soit vrai". Il faudra sans relâche privilégier les solutions qui ne statuent pas sur la qualité des informations, mais qui soient le plus systémiques possibles.
A titre d'exemple, nous pourrons nous souvenir en France que, à la Libération, lorsque le Conseil national de la Résistance voulut réglementer la presse écrite en réponse aux dérives collaborationnistes sous l'occupation, il n'instaura pas une censure d'Etat. Bien au contraire, la loi Bichet, adoptée le 2 avril 1947, crée les conditions matérielles du pluralisme en organisant la liberté de choix de l'éditeur, l'égalité des éditeurs face à la distribution et la solidarité entre éditeurs et coopérateurs. Une somme de mesures parfois très techniques visant in fine un seul objectif : que chaque Français puisse accéder à toutes les opinions, que chaque opinion puisse accéder à tous les Français.
Pour rester sur cette mince ligne de crête, nous gagnerions à nous inspirer d'une communauté qui, malgré bien des difficultés et des erreurs, a mis à jour des vérités qui durent, et qui ont changé le monde : la communauté scientifique. Certes, comme l'a montré l'actualité récente, et comme le montre le remarquable ouvrage de Michel Callon et Bruno Latour, La Science telle qu'elle se fait, cette communauté ne fonctionne pas toujours selon ses canons théoriques. Elle n'est pas exempte de gourous narcissiques, elle connaît elle aussi les rapports de force et les coups bas, il arrive malheureusement bien trop souvent que des "scientifiques" donnent leur opinion non scientifique sur toutes sortes de sujets et utilisent un argument d'autorité en l'espèce infondé. Mais cette communauté a des règles du jeu : la publication des protocoles expérimentaux pour que tous puissent refaire les manipulations, le jugement par les pairs, et d'autres plus subtiles qui régissent les relations au sein des laboratoires et des universités... Et il se trouve que ces règles favorisent, dans la durée, les thèses les plus fiables, et finissent la plupart du temps, par faire émerger ceux qui "ont raison". Une raison que chacun s'essayera de contester, d'ailleurs. Un de mes maîtres se plaisait à rappeler que nous ne produisions que de la "vérisimilitude", c'est-à-dire les thèses qui, au vu des faits disponibles, les expliquent le mieux possible. Des vérités qui ont vocation à être un jour dépassées par d'autres. Mais des vérités bien plus fiables que les opinions fondées sur les émotions et sélectionnées en fonction de leur succès d'audience.
Le tableau de Rubens, qui illustre ce billet, est intitulé "Le triomphe de la Vérité". La vérité qu'il nous présente ne semble pourtant pas bien triomphale. Elle semble plutôt maintenue et tirée par un vieillard disgracieux. Ce vieillard, Saturne, c'est le temps. C'est le temps, nous dit Rubens, qui assure le triomphe de la vérité. J'ai toujours été ému par la profonde sagesse de cette allégorie. La vérité a besoin de temps. et ce temps, seul, ne suffit pas. Il nous faut le consacrer au travail patient et méthodique des chercheurs, des historiens, parfois des militants qui recherchent une vérité qui sera peut-être elle-même contestée dans les siècles suivants. C'est long, difficile, fragile... mais à tout prendre infiniment plus rassurant que les certitudes ou les intelligences artificielles de quelques apprentis sorciers.
On ne saurait mieux dire. "Ne pas se tromper de combat", comme d'autres se trompent de colère.
RépondreSupprimerMerci pour ces propos réconfortants.