dimanche, janvier 20, 2013

Rapport Colin / Collin : de la fiscalisation du numérique à la fiscalité post-numérique


Nicolas Colin (mon coauteur et ami) et Pierre Collin (l'un des spécialistes de la fiscalité au Conseil d'Etat), viennent de remettre leur rapport sur  la fiscalité numérique, rédigé à la demande du Ministre de l'économie et des finances, du Ministre du redressement productif, du Ministre délégué chargé du budget et de la Ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l'innovation, et de l'économie numérique.


Le document intégral est téléchargeable, et il mérite une lecture attentive.

L'analyse part des mêmes constats que L'Age de la multitude. Mais elle prend à bras le corps la question de la fiscalité qui était simplement posée dans notre livre.

Le point de départ est simple et irréfutable. Chaque grand changement économique et industriel a exigé une adaptation radicale de la fiscalité. Adaptation indispensable pour coller aux nouvelles stratégies de création de valeur, et de ce fait, empêcher que l'impôt n'en vienne à devenir inefficace, inéquitable ou même pénalisant pour l'économie.
Ainsi, la Révolution industrielle a-t-elle appelé l'impôt sur les sociétés. La complexification et la ramification des chaînes de production était en train d'affaiblir le potentiel de ce mode de prélèvement quand la France a inventé la TVA, moyen élégant de fiscaliser des chaînes extrêmement intriquées sans créer de doublons, de travailler sur les échanges transfrontaliers, et surtout d'associer les assujettis fiscaux à l'effort de perception de l'impôt.
La Révolution numérique appelle à n'en pas douter une réforme de ce type.


Si les géants du numérique ne payent quasiment pas d'impôts sur leurs activités internationales, en effet, ce n'est pas parce qu'ils fraudent ou piratent quoi que ce soit. C'est parce qu'ils utilisent à merveille un droit fiscal qui a fondamentalement été pensé autour de la notion de site de production, et qui se trouve fort dépourvu face à des services dématérialisés, hébergés sur des serveurs internationaux (qui pourront sous peu être virtualisés dans le cloud), et qui ont souvent des chaînes de création de valeur très disruptives. Bien souvent notamment - nous l'avons amplement montré dans L'Age de la multitude - c'est l'interaction entre un service et un utilisateur qui est la source principale de la création de valeur (les auteurs vont même ici jusqu'à risquer la notion de "travail gratuit").
Face à cette situation, tous les raisonnements et les arbitrages traditionnels seront inefficients si l'on n'apprend pas à assujettir la fiscalité non pas sur le lieu de production, le lieu du serveur ou du datacenter, mais sur le lieu de l'interaction avec l'utilisateur final. En termes juridiques, cela reviendrait à dépasser la notion d' "établissement fixe", voire de "cycle commercial complet", pour s'intéresser au lieu même de l'interaction génératrice de valeur.
De manière intéressante, la Cnil française en arrive à construire une position similaire concernant la protection des données personnelles, quand certains pays européens s'accommoderaient fort bien de voir les internautes protégés par le seul droit du pays du serveur.

La proposition est donc simple : quand un internaute français navigue sur un site, même étranger, il faut lui appliquer le droit français, tant pour la fiscalité que pour la protection de sa vie privée.
C'est simple mais essentiel, et la France se grandirait à prendre la tête d'un tel basculement qui aurait un impact mondial.

Il y a bien sûr une difficulté : toute l'organisation de la fiscalité internationale repose sur des accords de gré à gré entre les pays. La position de Colin et Collin, si elle devient la position française, demandera une longue période de négociations musclées.

D'où l'intérêt de la seconde mesure proposée : créer une taxe qui permettrait de commencer à rétablir la justice fiscale entre l'économie traditionnelle et l'économie numérique, et qui fournirait également une arme dans la négociation.
L'exercice est difficile : une telle taxe doit être fondée en droit, elle doit se rapprocher de l'assiette envisagée pour la fiscalité à venir, et elle doit stimuler la modernisation de l'économie française au lieu de pénaliser l'innovation.
C'est là que les auteurs proposent une idée brillante : une fiscalité assise sur les données personnelles traitées, et incitative à les partager.

Asseoir la fiscalité sur les données personnelles, c'est prendre acte du fait que c'est l'interaction avec l'utilisateur qui génère la valeur. Mais cela se heurte à une grande difficulté : on ne sait pas très bien valoriser ces données que les géants du numérique recueillent, souvent à coup de capital-risque (lisez un peu cette "Monday Note" éloquente). Et il est une règle de droit constitutionnel très compréhensible : un impôt doit être proportionnel à la création de valeur. On comprend bien que toute entreprise ne crée pas la même valeur avec les données qu'elle recueille. Il est donc particulièrement intéressant de commencer à tester une taxe sur les données personnelles recueillies et de commencer ainsi à apprendre à valoriser ces données.
Il existe justement un cas om la fiscalité peut ne pas être proportionnée aux bénéfices, c'est celui des  fiscalités incitatives, qui poussent à un comportement vertueux. Ainsi, 100g de carbone dégagés par l'industrie automobile n'ont peut-être pas la même valeur économique que 100g de carbone dégagés par un agriculteur. Mais la taxe carbone est autorisée parce qu'elle vise une baisse des impacts sur l'environnement. La taxe numérique transitoire doit donc être elle aussi une taxe incitant à un comportement vertueux. D'où la seconde brillante idée : moduler cette taxe sur la collecte de données personnelles en fonction de la stratégie de restitution de ces données à la société (open data) ou au particulier concerné (smart disclosure), et notamment sur le degré de réutilisabilité de ces données (via des API).

Intéressant.

Troisième aspect intéressant : les auteurs expriment parfaitement l'importance de faire réussir la transition numérique à notre économie, et notamment de soutenir notre secteur numérique naissant. Il ne s'agit pas seulement de trouver de nouvelles sources de taxes, mais de rééquilibrer la contribution de tous pour l'utiliser le plus efficacement possible. Ils explorent donc aussi de judicieuses perspectives pour que la fiscalité soutienne l'innovation. Je vous laisse les découvrir par vous-mêmes.

Autant que nous puissions en juger ce soir, ce rapport suscite un vif intérêt. Le principe général devrait être adopté sans problème. Le principe d'une taxe transitoire et incitative semble pris au sérieux. L'assiette de cette taxe transitoire (sur les données personnelles recueillies ou sur une autre dimension de l'activité numérique) n'est en revanche pas encore clairement approuvée : le gouvernement va demander au CNN des études d'impact sur différentes assiettes envisageables. A suivre, donc.

On vit une époque passionnante...

(L'illustration d'ouverture de cet article est un fragment de la fresque d'Ambroglio Lorenzetti sur "le bon et le mauvais gouvernement" - 1338 -
L'infographie sur les impôts de Google vient de Rue89

3 commentaires:

  1. Le tableau que tu as choisi comme illustration en dit long. C'est l'ordre sacré du Moyen Age qu'il s'agit de préserver. Le commun des mortels n'est là que pour faire de la figuration en attendant l'enfer ou le paradis. C'est un monde qui n'en finit pas de mourir et qui empêche un autre de naître, un monde Renaissant qui replacera l'homme au centre.

    Après le web moyenâgeux des plateformes et des monopoles, un internet symétrique s'imposera.
    http://perspective-numerique.net/wakka.php?wiki=SymetrieEtNeutralite2

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  2. Le problème avec les données personnelles est qu'actuellement il n'y a pas d'alternatives au cloud "à la Facebook", ce qui place les utilisateurs en situation de dépendance. C'est "log in" or "OUT".
    Dans ce contexte, est-il possible qu'une taxe soit "vertueuse" ?

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  3. Je me demande si, dans le cas présent, l'Europe, qui au départ visait un marché commun industriel, ne devient pas un obstacle à l'évolution réglementaire !
    Toutes ces idées pourront-elles se mettre en pratique ? Est-on d'ailleurs d'accord sur un diagnostic, sur une cible ? Voir http://www.value-architecture.com/2013/04/le-continent-numerique-en-cible.html
    Mais le temps presse.

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