vendredi, février 22, 2008

La Colère comme moteur de l'action politique

À n’en pas douter, Peter Sloterdijk est l’un des plus stimulants philosophes contemporains.

Par ses questions, ses sources de réflexion et sa méthode, il est essentiellement moderne. Dans chaque ouvrage, il éclaire d’un jour nouveau une situation actuelle dont on n’avait qu’un sentiment intime et informulé, puis propose des concepts qui en modifient durablement la perception.



L’analyse psychopolitique

On devine en Sloterdijk un grand lecteur, familier de Hegel, Nietzsche ou Heidegger, du symbolisme allemand, de la phénoménologie, de Foucault ou Lacan également, et de tant d’autres… Mais les chemins qu’il trace ne viennent de nulle part. S’il est possible, en quelques mots, de situer son œuvre, on peut dire que sa grande trilogie, Sphères, a renouvelé l’anthropologie philosophique en fondant une analyse de l’homme sur la dialectique de l’intime et de l’extérieur (y compris les extérieurs sociaux : couple, famille, nation…). Cette approche lui permet d’aborder la philosophie politique avec un appareil théorique qui peut sommairement être qualifié de psychopolitique. Une philosophie politique intéressée aux affects, aux liens et aux passions autant – sinon plus – qu’aux institutions et aux idéologies.
Un premier essai, datant de 1993, Dans le même bateau, essai sur l’hyperbolique, lui avait permis d’aborder une première fois les rivages de la philosophie politique. Il y revient aujourd’hui avec une approche beaucoup plus ambitieuse.

La condition humaine entre thymos et eros

Colère et Temps analyse les conséquences d’un fait simple, mais quasiment perdu de vue désormais : l’homme n’est pas seulement animé par les affects "érotiques" (jouissance, possession), mais tout autant par les affects "thymotiques" (fierté, colère, vengeance), et dans ces deux familles d’affects cohabitent le positif et le négatif.

L’érotique, pour Sloterdijk, va bien au-delà de la sexualité. Elle désigne les affects fondés sur le manque et sur l’idée qu’une possession ou une action pourrait le combler. L’économie, par exemple, a une dynamique érotique (ce que je désire, je peux en offrir un équivalent - argent, travail ou autre bien - et en avoir la jouissance). Inutile de dire que notre siècle de psychanalyse, de triomphe du spectacle et de théories de l’acteur rationnel, privilégie la perception de ces affects particuliers.

Or, les autres affects, les affects "thymotiques" - colère, sentiment de fierté, vengeance -, tellement occultés aujourd’hui, sont largement aussi importants dans la psychodynamique de l’homme. Occultés de la pensée académique, des théories du pouvoir, des discours sur le monde, mais présents, à un point jusqu’alors jamais atteint, dans la littérature populaire (où ils font une entrée fracassante avec le Comte de Monte Christo et poursuivent une carrière magistrale dans le cinéma d’action), ils sont un moteur important des actions et des engagements politiques. Ce sont des fiertés, ce sont des révoltes qui expliquent la plupart des engagements et bien des conflits.

Le premier chapitre de Colère et Temps rappelle à quel point la colère de l’Antiquité gréco-romaine fut un affect incompréhensible aujourd’hui. Cette colère, qui ouvre la littérature mondiale (L’Iliade commence par "Cette divine colère d’Achille, le fils de Pelée […]"), était vécue et relatée comme un véritable souffle prophétique. Ce n’était pas seulement une furie, ce n’était pas seulement le souffle des dieux passant à travers les hommes, c’était l’âme même du héros, c’est-à-dire la seule force qui faisait que le monde n’était pas une simple nature. Le héros, et son rhapsode, s’opposant au néant, faisaient que "sous le soleil se produit davantage que l’indifférent et l’éternellement identique", ils le faisaient  "pour que le monde croisse par du neuf et du glorieux." .

La gestion religieuse des affects thymotiques

Cette colère, naturellement, pose problème et tous les efforts de culture, de morale et de civilisation vont s’employer à la domestiquer. Avec succès. "Honneur, ambition, fierté, haut sentiment de soi-même – tout cela a été dissimulé derrière un mur épais de prescriptions morales et de "connaissances" psychologiques qui revenaient toutes à mettre au ban ce que l’on appelle  "l’égoïsme" " . C’est ce qu’avait déjà perçu Nietzsche.

Le second chapitre du livre explore donc la domestication progressive de la colère, essentiellement métaphysique, depuis les fondements hébreux jusqu’à l’économie du salut de la doctrine chrétienne. Il pointe, avec justesse, la violence de ces Psaumes que les moines chantent aujourd’hui encore tous les jours : "Ô Dieu, brise en leurs bouches leurs dents / (…) Qu’ils s’écoulent comme les eaux qui s’en vont / Comme l’herbe qu’on piétine, qu’ils se fanent ! / Comme la limace qui s’en va fondre / Ou l’avorton de la femme qui ne voit pas le soleil" (Psaume 58). Quel itinéraire pour aboutir à l’espèce de morale de l’humilité que s’efforce aujourd’hui de restaurer le Vatican !

Dans cette entreprise, le judéo-christianisme s’employa d’abord à transformer la colère en un attribut divin, qui fut lui-même progressivement "civilisé"; il construisit des manières de "parler" cette colère, d’en faire une histoire collective, puis la dynamique apocalyptique puis, à travers la doctrine du jugement dernier, il introduisit deux innovations majeures dans l’histoire naturelle de la colère : un renvoi de la vengeance vers l’au-delà et un arbitre divin et omniscient.

Ce système est toujours resté, à bien des égards, imparfait, mais on en verra rapidement l’efficacité en découvrant l’histoire que réservait l’aventure de la colère laïcisée et orientée vers des buts révolutionnaires.

Les banques de colère

Ce premier effort d’accumulation et de mise en avant de la colère conduit Sloterdijk à introduire un concept qui va se révéler essentiel : celui de banque universelle de la colère.
Le passage du "trésor" au "capital" est un mécanisme fréquent. "La fonction bancaire couvre un secteur de phénomènes beaucoup plus large que celui des transactions monétaires. Des processus analogues à ceux de la banque interviennent partout où des entités culturelles et psychopolitiques – comme les découvertes scientifiques, les actes de foi, les œuvres d’art les contestations politiques et autres – s’amassent pour passer, à partir d’un certain degré d’accumulation, de la forme du trésor à la forme du capital." .

Le "trésor" est l’accumulation statique d’une valeur, quelle qu’elle soit, qui repose sur l’attente du coup dur qui rendra son utilisation nécessaire. Le "capital", au contraire, est un trésor investi, qui "travaille", qui prend des risques pour produire des dividendes. Corollaire de cet emploi dynamique, le capital est difficile à mesurer et nécessite des méthodes d’établissement de bilan et des outils sophistiqués de mesure comptable. Il est donc fiduciaire.

Tout comme il existe des banques qui transforment en capital le trésor des particuliers, il existe des "banques de colère",  qui sont nées à tâtons à partir du mouvement de sécularisation et de laïcisation des Lumières.


La gauche et le rêve d’une banque mondiale de la colère

Somme toute, les partis "de gauche" (si l’on accepte de classer Robespierre, Bakounine et Mao dans cette même catégorie) peuvent recevoir "une nouvelle définition psychopolitique : de fait, [ils] doivent être perçus comme des banques de la colère qui, si elles connaissent leur affaire, font avec les placements de leurs clients des profits relevant de la politique du pouvoir et de la thymotique." .

Cette inflexion de l’ouvrage va conduire l’auteur à conter la longue, terrible et sanglante saga des Révolutions, des mouvements anarchiste et socialiste, ainsi que des expériences communistes, dans des pages précises, dures, sans compromis ni illusions. Il serait impossible de résumer ici cette longue relecture historique, contentons-nous d’en relever quelques aspects qu’il serait bon de voir entrer dans la conscience commune.

- La stratégie partagée de mouvements qui doivent activer, puis capter, les pulsions thymotiques et jouent pour ceci sur des ressorts archaïques (amour de la patrie, peur, rejet de l’autre) et sur une grande discipline ;

- Les contraintes liées à la concentration de la colère : il faut des militants disciplinés, capables de différer leur vengeance, pour que la révolution ou la prise du pouvoir aient une chance d’advenir. Il y a donc tout un travail d’éducation, de disciplinarisation de ces militants, qui, in fine, place ces mouvements en réel danger de dérapage dictatorial.

- La contradiction intrinsèque de mouvements qui prétendent gommer toutes les injustices et oublient qu’il est impossible, dans "le parterre d’un théâtre de placer tout le monde au premier rang" ;

- Les similitudes terribles, dans la gestion des affects thymotiques, entre le communisme d’un Lénine ou d’un Staline et le fascisme ou même le nazisme. Sans confondre les deux idéologies, Sloterdijk pointe, de manière extrêmement convaincante, les convergences de méthodes et de dynamiques psychopolitiques, tout en mettant à jour des mécanismes ayant réellement servi de point de contact dans l’élaboration de ces deux systèmes terribles du XXe siècle.

- Le portrait sans fard et sans concession des systèmes communistes, considérés comme des banques centrales de la colère, prétendant devenir des banques mondiales, procédant par "extorsion de fonds" (captation de la colère des peuples, ou d’une apparence légitimité à en être le dépositaire, par un habile mélange de terreur et de rabaissement permanent des individus ; entretien de la guerre –extérieure ou civile-, les thymos nationalistes étant plus faciles à mobiliser). Au passage, Sloterdijk rappelle avec fermeté quelques vérités historiques : l’incroyable "classicide" des Koulaks, qui fit plus de 5 millions de morts autour de 1930 ; les 30 millions de mort du "Grand bond en avant" ; l’indécence de ceux de nos philosophes français qui ont dansé sur ces monceaux de cadavre, qu’ils se le soient autopardonné, comme André Glucksman, ou qu’ils persistent, comme Alain Badiou. Il rappelle que le "classisme " a fait encore plus de victimes que le racisme au cours du siècle passé et que les complaisances à son égard sont absolument inacceptables - mais compréhensibles, en revanche, à travers cette lecture "thymodynamique".

- Une approche extrêmement intéressante des forces qui agitent les pays en voie de sortie du communisme, avec un regard paradoxalement confiant, pour des raisons qui sembleront très contre-intuitives au lecteur qui prendra la peine de lire l’ouvrage.

Modernité : des colères sans perspectives

Mais ce tableau accablant ne conduit pas pour autant Sloterdijk à se féliciter de la "fin de l’histoire". Son fil directeur (étude des utilisations psychopolitiques des affects thymotiques) lui permet d’aborder plusieurs aspects de notre époque avec une alacrité intacte.

La caractéristique principale de l’époque, pour Sloterdijk, est que la colère a renoncé à l’intelligence. Plus de constructions théoriques, plus de banques centrales : elle s’égaye et s’éparpille. "La radicalité ne joue plus de rôle dans l’hémisphère occidental qu’en tant qu’attitude esthétique, peut-être encore comme habitus philosophique, mais plus comme style politique. Faisant preuve d’une grande cohérence, le centre, le plus informe des monstres, a compris la loi du moment et s’est proclamé acteur principal, voire unique artiste de la scène post-historique. Ce qu’il touche lui ressemble aussitôt : bienveillant, sans caractère, despotique. Les agents de l’impatience historique d’antan sont au chômage, l’esprit du temps ne leur propose plus de rôles. A présent, on réclame des gens ennuyeux auxquels on peut faire porter le fardeau." .

Est-ce grave ? Ce n’est pas le propos. La question est ici de poursuivre l’examen du traitement politique des affects thymotiques, laissant au politique le soin de relever un nouveau défi : "si l’une des leçons du XXe siècle a été que l’universalisme depuis le haut est voué à l’échec, le stigmate du XXIe siècle pourrait être de ne pas réussir à former à temps, depuis le bas, le sens des situations communes." .

Le nihilisme des marges

Certes, les éruptions de violence des banlieues pourraient ressembler aux prémices d’une nouvelle révolte. Mais l’auteur ne perçoit, dans ces mouvements tellement brisés qu’ils sont en deçà même du nihilisme, aucun potentiel de "capital thymotique". "Les membres de l’Internationale impossible ne se sentent en aucune mesure interpellés par l’idée d’un rassemblement organisé. Toute espèce de coopération ciblée avec leurs pareils représenterait le pas vers la transcendance, la non-lassitude, la non-défaite et ne pas faire ce pas est leur vengeance la plus intime contre la situation." .

Les partis de gauche dans un monde érotique

La lecture psychopolitique de Sloterdijk lui permet également d’éclairer d’un jour nouveau le triste destin des partis de gauche, notamment en France et en Italie, et de dépasser les analyses sommaires sur les responsabilités des uns ou des autres ou la nécessité de "refonder" on ne sait quel logiciel.

"Ce qui est en jeu dans la modernité économique, c’est tout simplement le remplacement du pilotage thymotique des affects (qui n’a que l’apparence de l’archaïsme), en même temps que ses aspects incompatibles avec le marché (qui n’ont que l’apparence de l’irrationnel), par la psychopolitique, plus conforme à l’époque, de l’imitation du désir et de la culpabilité calculatrice. Cette métamorphose ne peut être obtenue sans une profonde dépolitisation des populations – et, liée à celle-ci : sans la perte progressive du langage au profit de l’image et du chiffre . Les partis de la gauche classique, notamment, dans la mesure où ils sont en soi des banques de colère et de dissidence, ne peuvent, dans ce nouveau climat, se faire remarquer que comme des reliques dysfonctionnelles. Ils sont condamnés à lutter, avec des discours laids, contre les images de belles personnes et des tableaux de chiffres durs – entreprise vouée à l’échec. En revanche, comme des poissons dans l’eau, les social démocraties du type New Labour évoluent dans l’élément de l’érotisme capitaliste – elles ont abdiqué leur rôle de partis de la fierté et de la colère, et pris le virage menant vers la primauté des appétits." . Situation d’autant plus complexe que, pour l’auteur, les victoires de la social démocratie ont été acquises grâce à l’effet de repoussoir des dictatures communistes de l’Est (au grand dam de ces dernières qui avaient plus de haine envers les réformistes qu’envers le capital lui-même), et que, depuis 1979 (Thatcher, Afghanistan, Iran…), le capital a entrepris un vaste audit sur le coût de la paix sociale et a conclu à la possibilité de la maintenir à moindre prix.

L’impossible internationale islamiste

Reste la question islamiste. Ben Laden et ses amis peuvent-ils prétendre se substituer au communisme comme banque mondiale de la colère contemporaine ?

Avant de répondre, Sloterdijk souligne que cette mouvance a de sérieuses raisons d’y prétendre. Une colère authentique, facile à activer, une démographie explosive (le nombre de musulmans a été multiplié par huit en cinquante ans), et des millions de jeunes hommes, troisièmes ou quatrièmes nés dans leurs familles, à qui leurs sociétés n’offrent aucune perspective de progression, qui trouvent dans ces mouvements des hiérarchies parallèles et des moyens d’ "ascension sociale" rapide et alternative, un discours universaliste, une conversion facile qui permet d’accélérer le recrutement.

Et pourtant, malgré l’étendue de cette menace, il fait le pronostic que l’islamisme ne réussira jamais à dépasser le stade de "banque régionale de la colère". Au sein des pays historiquement musulmans, parce que sa psychopolitique se développera en mobilisant des affects thymotiques nationalistes et ceux de l’Ouma, la banque islamiste de la colère pourra connaître une certaine prospérité. Au delà, son absence de modernité, son incapacité à proposer une utopie actuelle, son indifférence à la technique, par exemple, empêcheront le mouvement de "faire rêver" et de provoquer l’adhésion des masses. Au fond, pour Sloterdijk, l’islamisme ne peut pas faire l’économie de la modernisation forcée qu’a subie l’Église catholique pendant cinq siècles. Et cet investissement manquant bloquera son expansion.

Une politique au delà du ressentiment


À l’issue de cette chevauchée fantastique, Sloterdijk propose, en quatre pages lapidaires, quelques pistes de travail pour une politique de notre temps.

La colère et le ressentiment ne se sont pas affaiblis, loin de là. Les motifs sont aujourd’hui aussi nombreux et aussi terribles que dans le passé. Ce qui est dépassé, c’est une construction historique de "la pensée de la vengeance, rehaussée par la religion et la politique, qui a marqué l’espace […] christo-socialo-communiste." . Une certaine manière de vouloir "rectifier les comptes de la souffrance et de la justice dans un monde sans équilibre moral."

Il n’est plus possible, il ne sera plus possible, de mobiliser ces affects de ressentiment contre les injustices passées, le plus souvent retravaillées.

Ce qui est une opportunité provisoire pour les bénéficiaires du système est aussi une opportunité pour inventer une nouvelle politique. Délégitimer "l’alliance antique et fatale entre l’intelligence et le ressentiment", rechercher une autre sagesse de vie, protéger, comme  le demandait John Locke les droits fondamentaux à la vie, à la liberté et à la propriété. Tout ceci devient possible dans le cadre de "la recherche d’une méritocratie qui crée l’équilibre entre une morale antiautoritaire détendue, une conscience affirmée des normes et un respect pour les droits inaliénables de la personne."  .

Et pourquoi pas, finalement, approcher enfin ce que devrait être une "civilisation mondiale" ?

Titre du livre : Colère et Temps
Auteur : Peter Sloterdijk
Éditeur : Maren Sell
Traduction : Olivier Mannoni

(article publié sur Nonfiction)

2 commentaires:

  1. Peter Sloterdijk écrit en français? Il n'aurait pas un traducteur?

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  2. @ Anonyme : vous avez raison. Excusez cette erreur de copier / coller, qui est désormais réparée...

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