vendredi, janvier 08, 2010

Questions sur la neutralité

Très intéressante discussion hier en marge de la réunion du Think Tank de la Fondation Télécom sur la neutralité du net.

Le débat sur la neutralité du net est essentiel. Au cœur de ce débat une revendication que je partage : étant donné le rôle d’Internet pour l’économie, la culture, voire l’humanité, il est essentiel d’en maintenir la « neutralité », c’est-à-dire la garantie que le réseau diffuse bien à tous ses abonnés l’ensemble des contenus et services possibles, sans distorsion. La garantie également que l’architecture profonde du réseau continue, comme il en a été depuis le début, à favoriser, par son ouverture, l’innovation, la créativité et la croissance.

Les analogies sont simples: de même qu’on n’accepterait pas qu’une autoroute soit en mesure de filtrer ses utilisateurs en fonction, par exemple, de la marque de leur voiture (je crois que c'est la comparaison que prenait Tim Wu dans son article fondateur de 2003 : Network Neutrality, Broadband Discrimination), de même qu’un abonné téléphonique est assuré qu’une fois abonné et en ligne, son appel parviendra sans distorsion à un autre abonné en ligne, les utilisateurs d’Internet doivent être assurés qu’une fois en ligne, leurs communications sont traitées à égalité. 



On n’est pas très loin du serment du postier. 
Le contre-exemple parfait est l’affaire Comcast, du nom de cet opérateur qui, sans les en avertir, empêchait ses abonnés d'accéder correctement aux services de ses concurrents (Bittorrent en l'espèce).

Cette question a été assez centrale dans la campagne d’Obama et a abouti, il y a quelques mois, à une série de propositions de la FCC. Dans la foulée, la France (via l'Arcep) et l'Europe devraient elles aussi proposer un cadre de régulation, même si la qestion se pose sans doute avec un peu moins d'acuité sur notre continent.

La mise en œuvre de cette ambition est naturellement complexe, puisqu’elle a des conséquences directes sur la répartition de la valeur entre opérateurs de réseaux, FAI, diffuseurs de contenus, exploitants de services, etc.

Sur le principe, tout semble donc simple.

Il y a pourtant plusieurs choses qui me chiffonnent. Mais peut-être pourrez-vous m’éclairer ?

Premièrement, je ne sais pas quelles en conséquences en tirer, mais je suis frappé par les limites de l’analogie avec le réseau autoroutier ou même le réseau téléphonique. Internet, c’est un enchevêtrement de protocoles, de standards, de morceaux de réseaux, de liaisons spécialisées qui, vu sous cet angle, n’a jamais été, me semble-t-il, complètement neutre.

Deuxièmement, il me semble que les évolutions mêmes du réseau, auxquelles nous aspirons par ailleurs, sont de facto contradictoires avec une vision statique de la neutralité. Tout ce qui se passe en ce moment de prometteur autour d’Internet tourne autour de capacités accrues de traitement des informations. Qu’il s’agisse du problème des réseaux intelligents, de la différenciation du traitement des paquets en fonction des services ou des aspects les plus prometteurs du web sémantique, Internet est fluide, efficace et performant parce qu’il n’est pas neutre.

Troisièmement, je me demande parfois si la question sur la neutralité du net n’est pas déjà dépassé par les nouveaux enjeux auxquels nous devrons faire face… Internet n'est déjà plus un réseau d'ordinateurs. Internet est désormais la matrice de nos services de santé, d'éducation, de défense, etc. Le "serment du postier" ne suffit plus à nous donner pleine satisfaction. Il va falloir poser d'autres questions à ce nouveau bien commun qu'est internet, qui organise si profondément nos vies à notre insu.


Enfin, je ne peux m'empêcher de songer à l'incroyable régulation que nous avions bâtie, en France, pour garantir le pluralisme des opinions et qui encadre tellement (dans un millefeuille un peu indigeste) la presse, la radio et la télévision : tout a été regardé : la production, le financement de la production, la distribution, le financement de la distribution, la responsabilité civile, la responsabilité pénale, et j'en passe. 
Pendant ce temps là, un moteur de recherche suscite à lui seul 60 % du trafic des sites d'information, des sites géants concentrent un trafic incroyable, les algotithmes de recherche de contenu sont secrets, ceux qui assignent une valeur économique à un mot clé ou à une page le sont plus encore, on entend parler de mots-clés censurés en Chine par de nombreux grands acteurs du web... Il est quand même curieux que l'on consacre une telle énergie sur la neutralité des réseaux face aux paquets (ce dont je me réjouis) et qu'une telle indifférence règne quant à l'équité de traitement des informations elles-mêmes.



Nous allons avoir l'occasion de reparler de cette question...

6 commentaires:

  1. J'ai l'impression qu'il y a deux débats. La neutralité du Net, et les droits numériques. Le premier est un aspects du deuxième d'ailleurs. Concernant vos préoccupations éthiques et démocratiques à l'heure d'Internet: si elles sont fondées, comme je le crois, rien ne nous empêche de créer un géant concurrencant les majors américaines, parce que capable d'introduire l'éthique et des principes démocratiques. Justement, a cause de cela, il devrait bénéficier d'un modèle économique très performant. Comme celui-là par exemple ? http://is.gd/5UKp3

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  2. "A propos de l'équité du traitement de des informations elle-mêmes", il y a un exemple savoureux de non-Neutralité en la matière, que les protagonistes (NKM et Loic Lemeur, en particulier) voudraient voir comme minuscule et dérisoire. Ca n'est pas plus gros en effet que les diamants de Bokassa, que Giscard, en son temps, aurait pu refuser, mais ses conséquences pourraient être de la même ampleur. Je veux parler de l'affaire de des recommandations par défaut de Twitter qui, à l'approche des élections, dopent artificiellement la popularité de certains politiciens choisis de manière arbitraire par Twitter dans chaque pays du monde.

    En France, c'est Nathalie Kosciuko-Morizet...

    http://is.gd/5NgUB

    PS: note que je signale ceci, non pas pour accabler ladite NKM, mais pour, d'une part éclairer le lecteur sur de subtiles atteintes à la Neutralité du Net dont personne ne parle (mais que tu as commencé à soulever), d'autre part, pour permettre à NKM d'éviter de répéter la même erreur que Giscard, s'il en est encore temps.

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  3. @Olivier Auber : ton exemple est intéressant. Mais en même temps, on sent bien qu'il faut du classement et du ranking. Sinon le web entier n'est qu'une soupe.

    Peut-être faut-il exiger une transparence des règles de classement ?

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  4. Entrer #recoTwitter dans les comptes de campagne?
    Le classement et le ranking peut très bien être le fait des utilisateurs mêmes, et cela n'aboutit pas du tout à une soupe. C'est une question de point de vue...

    Quoi qui en soit, il faut bien que les utilisateurs soient avertis de là où ils mettent les pieds et puissent choisir en conscience. Ce n'est pas du tout le cas pour le moment.

    D'ailleurs, n'est-ce pas NKM elle-même qui s'est engagée pour une meilleure transparence des conditions d'utilisation des sites (CGU)? http://fr.readwriteweb.com/2009/11/17/analyse/respect-vie-prive-enseigner-informer/

    C'est le moment de montrer l'exemple, non?

    Cette situation ne peut durer : NKM EST LA SEULE PERSONNALITE POLITIQUE FRANCAISE RECOMMANDEE EN PERMANENCE PAR TWITTER.
    http://etherpad.com/recotwitter

    Cela lui donne un avantage considérable en terme de puissance de feu à l'approche des élections (un fichier qui a grossi de + 25 0000 followers en moins de 2 mois). Benoit hamon, par exemple n'est recommandé que par intermittence et a donc gagné beaucoup moins...

    http://twittercounter.com/compare/nk_m/benoithamon/all/followers

    Si rien ne change, il y aura très vite des demandes pour que soit comptabilisé le cadeau de Twitter comme "avantage en nature" dans les comptes de campagne électorale... Il serait dommage d'en arriver là pour que Twitter et les politiques cessent de prendre les gens pour des imbéciles, mais s'il le faut...

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  5. Mais pourquoi bloquer sur Twitter quand existe identi.ca en open source ?

    Il suffit d'aller voir ailleurs si on est pas ok... Evidemment ça n'empêche pas la transparence, mais une fois le biais repéré et detecté comment agir plus efficacement que d'aller se poser sur un autre arbre ?

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  6. @stephane, la question que tu poses est le corollaire immédiat de ma remarque.

    C'est un question que devrait se poser aussi NKM, qui si j'en juge par sa politique et par son attitude, favorise plutôt les solutions propriétaires et centralisées à la Web 2.0 donc aisément manipulables à des fins marketing ou politiques.

    En gros, chaque euro investi de près ou de loin dans l'ecosystème Twitter (ou autre du même genre) part aux US. Et il est parfaitement illusoire de prétendre construire ici des systèmes centralisées et propriétaires concurrents des précédents. Nous n'avons pas la force de frappe pour cela. Bref, notre seule planche de salut est le libre et l'acentré...

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