lundi, mars 22, 2010

Refonder l'alliance entre Culture et Numérique

La Culture et le Numérique ne se sont pas rencontrées.

Je ne parle certes pas des leaders mondiaux des industries de la création, que nous avons la chance d'avoir en France.
Nos industries de cinéma, d'animation, du jeu vidéo, de la création publicitaire défendent une authentique création culturelle avec une réelle envergure mondiale, c'est acquis.
Je n'oublie pas non plus que nous nous sommes frottés les uns aux autres à travers à travers quelques passes d'armes, Hadopi par exemple. Ni que l'on trouve, dans nos deux mondes, des crapauds fous qui s'en vont frayer par des chemins improbables : artistes numériques, ingénieurs esthètes.

Mais, dans leur réalité sociologique, Numérique et Culture demeurent deux mondes bien distincts, ayant leurs élites, leurs codes, leurs références, se fréquentant globalement assez peu, ne partageant pas vraiment les mêmes rêves ni les mêmes valeurs. Les coeurs institutionnels des deux mondes sont bien distincts.



Cette césure est, à bien des égards, regrettable :
- d'abord parce qu'une Culture qui se couperait de la modernité deviendrait une culture morte. La société, ses mutations, ses aspirations et ses pratiques sont son terreau naturel et cette société est aujourd'hui largement numérique. A l'inverse, une industrie de la création qui se couperait de la Culture perdrait  ses racines, son dynamisme et sa capacité à produire du sens.
- ensuite parce qu'aujourd'hui, la force, la puissance créatrice, le rayonnement international se construisent au niveau des écosystèmes. Comment pourrions-nous prétendre créer, autour de Paris, un foyer de rayonnement mondial si nos grands artistes, designers, intellectuels, romanciers, chercheurs se coupent de nos entrepreneurs, de nos ingénieurs, des designers numériques et de ces PME qui sont au premier rang de la création numérique mondiale ?
- enfin, et surtout, parce que nous vivons un moment de bascule de civilisation, au moins équivalent dans sa portée à la révolution industrielle, une phase de synthèse créative qui donne naissance à un nouvel équilibre global, intégrant les sciences et techniques, l'économique, le politique et nos valeurs et aspirations sociales.

La nouvelle ère qui s'ouvre peut, il est vrai, sembler déstabiliser une certaine partie du monde culturel. Ses logiques profondent semblent être la relation pair à pair, la cocréation, l'intelligence des foules, le collectif, le flux, le conversationnel, le recyclage, l'ouverture et l'interopérabilité, l'importance politique, économique et créative de choix technologiques profonds ("code is law") la captation du potentiel d'innovation et de créativité des systèmes.

Or, une grande part du monde de la Culture privilégie - et c'est normal - la création singulière, patiente et silencieuse, une réception des oeuvres aristocratique ou à tout le moins très éduquée, la conservation intelligente et respectueuse,  et une transmission hiérarchique et pédagogique, du sachant vers le profane.

On aurait tort de s'arrêter à cette opposition apparente. La situation qui naît est bien plus riche de potentiels que ne laisserait penser cette apparente opposition.
Bien des maîtres du passé auraient aimé vivre une telle époque. Je suis convaincu que Molière, avec sa passion de saisir le public -comme les designers de jeux vidéos d'aujourd'hui-, Dumas ou Balzac et leur art du feuilleton, les performers du XXe Siècle et leur réflexion sur les dispositifs et sur le geste réel et fugace, Apollinaire et son désir de magnifier la modernité, Raymond Lulle et sa combinatoire, et tant d'autres esprits aventureux auraient su saisir la situation présente pour y exprimer leur génie.
La grande transformation que nous vivons semble, à bien des égards, fermer la parenthèse d'un monde de production de masse, marketing de masse et consommation de masse. Il y a moins de cent ans, les gens venaient au Louvre pour en copier les toiles. Ils passent aujourd'hui en moyenne 49 secondes devant chaque oeuvre. Qui se plaindrait qu'ils nouent une relation plus personnelle, plus active, plus créative avec les oeuvres ? C'est précisément ce qui fonde mon intérêt pour l'émergence de cette "Remix Culture" : le sentiment que nous ouvrons une ère de relation active, personnelle, et engageante avec la Culture.

Le moment est venu de fonder une relation nouvelle entre la Culture et la création numérique. C'est un impératif pressant, qui nous conduira à conduire ensemble de nouveaux chantiers et à affronter de nouveaux défis.


Parmi nos principaux chantiers, je pense en particulier à :

- l'Education. Après plus de 45 ans d'informatique pédagogique, nous tâtonnons encore à la recherche de moyens permettant d'utiliser cette révolution pour créer une école sachant transmettre la curiosité, le goût de l'expérience, le sens du travail collectif, l'autonomie, tout en multipliant les expériences passionnantes. Pendant ce temps là, les institutions de médiation développent des outils d'éducation informelle innovants, subtils et bien souvent d'une efficacité prodigieuse. N'est-il pas temps de conjuguer nos efforts respectifs ?

- les nouveaux formats de création. Dans les deux mondes, des créateurs de talents sont tendus dans l'effort de mettre à jour de nouveaux codes narratifs, de nouveaux formats, de nouvelles situations permettant de saisir et d'embarquer les publics. Que ne pourraient-ils rêver s'ils apprenaient à coopérer ?

- les nouveaux formats de médiation. Avec talent, et succès, les institutions culturelles explorent aujourd'hui de nouveaux formats, intégrant la personnalisation, la géolocalisation, le recueil des expériences utilisateurs, la réalité enrichie, l'accompagnement sur te temps long. On peut songer au remarquable projet CultureClic, porté par Universciences et développer avec la société Imarginal, et qui ouvre une remarquable perspective de travail surun accès à la culture personnalisé, actif et travaillé dans le temps long. On pourrait parler du Téléscope de réalité augmentée développé par le CITU, que nous avons eu la chance de pouvoir montrer pendant Futur en Seine. Nous nous plaçons ici à l'exacte interface de ces deux communautés.

- les nouveaux enjeux industriels. Il y a enfin un ensemble de problématiques en apparence industrielles mais lourdes de conséquences structurantes pour le monde de la culture :
* la numérisation du patrimoine culturel, essentielle pour la préservation et la diffusion de la Culture. Mais il est tout aussi essentiel de la penser avec des outils, des méthodes et des formats garantissant la plus large valorisation, tant culturelle qu'économique. Il est également déterminant d'organiser cette numérisation pour mettre en place une filière industrielle pérenne, et capable de travailler avec d'autres pays ;
* la mise en place d'une offre française de cloud computing, qui ne se résume pas, pour la France, au développement d'une puissance de traitement, mais recouvre des questions de formats, d'interopérabilité, de normes et de standards qui touchent à la souveraineté nationale et à la diffusion de la Culture française ;
* la question des e-books et e-readers, qui ne touche pas seulement aux futures pratiques de lectures et aux modèles économiques émergents : elle dissimule également un processus extrêmement rapide d'industrialisation d'un secteur resté fondamentalement artisanal. Avec Amazon, l'édition est entrée dans le champ de l'industrie lourde : les règles du jeu en seront redéfinies en profondeur ;
* les moteurs de recherche et outils d'indexation, qui ne touchent pas seulement à l'accessibilité de l'offre culturelle au plus grand nombre, mais aussi aux représentations profondes, aux logiques culturelles et à la transparence et à la sincérité de  la diffusion culturelle. Quand on songe à l'affrontement séculaire entre l'index de la Library of Congress (le Dewey) et celui de la bibliothèque nationale (Rameau), quand on connaît la sophistication et la complexité des lois garantissant le pluralisme de l'édition et des médias, on ne peut qu'être stupéfait de la facilité avec laquelle ces précautions ont été abandonnées au profit d'un moteur de recherche ultra-dominant (et aux algorithmes confidentiels) et quelques grands portails.
* enfin la recherche de modèles économiques nouveaux et la modification constante des chaînes de valeur, qui accaparent de nombreux talents au sein des industries de création, ne peut laisser indifférent un monde de la culture qui porte en lui une profonde réflexion sur ce qui se transmet et ce qui vaut...

Au delà de ces chantiers déjà largement ouverts, Culture et Numérique se trouvent aujourd'hui face à des défis qu'ils gagneraient largement à relever ensemble.

- la compréhension de la transformation numérique.Nous vivons une transformation globale de notre modèle de société, qui utilise à la fois les évolutions scientifiques et techniques, économiques, politiques et sociétales. Qui mieux que le monde de l'art peut saisir le sens subtil de ces transformations, leur donner forme et sens, les interroger, les humaniser et la habiter ?
C'est un défi permanent, qui va des représentations les plus structurantes (il suffit de songer aux relations entre la découverte de la perspective et la Renaissance) aux plus appliquées (combien de groupes de médias ont découvert récemment des problèmes qui étaient explorés depuis des lustres par les performers comme par Walter Benjamin ?). Je peux vous assurer que de simples rencontres de deux jours comme les Entretiens du nouveau monde industriel,que nous organisons chaque année entre l'IRI (Centre Pompidou), Cap Digital, et l'ENSCI donnent, aux créateurs, aux entrepreneurs comme aux philosophes un bagage d'informations, de concepts et d'analyses irremplaçable.
Au coeur de ce besoin d'analyse,  il y a en particulier une question familière pour le monde de la culture : la tension permanence entre le caractère élitiste de l'oeuvre aboutie et le besoin de culture vivante, amateur, spontanée. Cette question, quasi consubstantielle de la création culturelle, saisit aujourd'hui les médias, les industries de création et même les industries traditionnelles. Saurons-nous l'aborder tous ensemble ?

- la construction de la place de la France dans la Culture mondiale. Notre pays, ancien, riche et fort d'une grande tradition culturelle est sur-représenté dans le Web comme dans le monde de la création culturelle par rapport à son poids économique et géographique. Mais cette position n'est pas acquise. Les grands centres de création se déplacent, les pays émergents ouvrent une université de 20 000 étudiants par jour et forment un enseignant par minute. Il n'y aura pas de réponse isolée à ce défi. Seule une alliance du numérique et de la culture, de l'éducation, de l'industrie et de la recherche permettra de porter une réponse au niveau de l'enjeu.

- de nouveaux axes de recherche : d'innombrables sujets de recherche mériteraient une alliance de ces deux mondes : esthétique, sociologie des usages, sciences de l'image, web sémantique, services mobiles et personnalisés, réalité immersive, fouilles de sonnées. Que ne voit-on naître de grandes plate-formes d'expérimentation et d'innovation partagée capable de porter des projets structurants et de longue haleine.

- la question centrale des données publiques. La question de l'ouverture des données publiques, est à bien des égards la clé de voûte de la transformation numérique. Entre Golden Mine pour quelques-uns et bien commun de l'humanité, cette question va structurer pour des décennies le devenir de la société de l'information. Or cette question recouvre, à l'analyse, plusieurs questions différentes. Entre la statistique publique, les données produites par le public, les recueils de traces d'utilisation et le statut de grands catalogues d'oeuvres, il n'est pas certain que toutes les problématiques convergent. Il faudra probablement de la nuance et de la diversité de pensée. Et un travail collectif entre les communautés concernées est sans doute le meilleur moyen d'y parvenir. Il y a là un sujet de réflexion et d'élaboration collective passionnant et déterminant.

Ces premiers éléments d'analyse me semblent autant de pointeurs de travaux que ces deux mondes de création gagneraient à mener ensemble. Il y en aurait certainement d'autres tant nous sommes aujourd'hui saisis par une transformation qui bouleverse la communication, l'information, les loisirs, l'entreprise et la société.

Mais plus encore que ces différents chantier, c'est la qualité de création qu'il nous faut renforcer. Se sentir membre d'une communauté créative, s'y sentir un rôle, s'y vouloir utile, installer dans les institutions de transmission des plate-formes d'innovation ouverte aux entreprises et aux laboratoires, être fier d'appartenir à cette communauté et la vouloir créative, exigeante, curieuse, ouverte, ambitieuse, accueillante et intetrnationale. Voilà ce que nous devons rechercher. Voilà ce que nous de devons espérer.


Je voudrais remercier Jean-Paul Cluzel et Bruno Racine dont les invitations m'ont permis d'amorcer cette réflexion. C'est une analyse en cours d'élaboration. J'espère que vous m'aiderez à l'enrichir...

4 commentaires:

  1. Sur les natures industrielles, il est vraiment regrettable que nous les Français nous n'ayons pas pu développer des best practices mondiales face aux géants US :

    - Numérisation de contenus : il faudrait monter une offre et un groupement français ou européen face à Google pour numériser les contenus des Bibliothèques (Paradoxal de dire cela en commentaire d'un blog hébergé lui même dans un data center Google mais bref),

    - Cloud computing et Software as Services Stores : Comment imaginer que les Français n'en soient pas, il faudrait se bouger via nos grands opérateurs Telco ?

    - Moteurs de recherche : Avec de fortes compétences dans le domaine, on a réussi à ne pas faire partie de ce domaine...

    - Indexation, je dirais même plus, je dirais aggrégation Syndication : là il faut se positionner comme wikio le fait aujourd'hui.

    D'autres sujets viennent à l'esprit : Sécurité Web, Plate formes de jeux...

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  2. @disparitus à propos de la numérisation de contenus Mais n'est-ce pas le projet Europeana http://www.europeana.eu/portal/ ?

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  3. @ Sophie Pène

    Je crois qu'il est temps de ne plus compter sur l'avancement des grands projets Européens pour monter des offres. Il faut bousculer le calendrier à mon sens.

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  4. Il y a, cher ami, une facilité à appeler "Culture" les décideurs institutionnels et politiques d'un champ défini par Malraux et qui, toutes tendances politiciennes confondues, sont très largement "conservateurs".

    Mais peu importe.

    Ici quelques remarques au fil de l'eau...

    Il y a un peu plus de quinze ans, au début de l'internet français, tous ou presque de ces décideurs considéraient encore que l'ordinateur était l'outil exclusif de leur secrétaire, de même que le téléphone. Le signe indubitable de la réussite sociale était alors de "faire appeler" et de ne jamais "appeler" soi même et bien sûr de "faire taper", l'utilisation d'un clavier étant par trop trivial.
    Mais le socle de ce conservatisme, au delà des habitus des classes dominantes, est bien sûr le culte rendu au livre, non comme médiateur de savoir mais bien comme instrument d'un pouvoir. Ce qui pouvait attenter au livre était d'emblée suspect.
    Paradoxalement, en apparence, ce sont d'abord les professionnels du patrimoine qui ont compris en France le potentiel des usages numériques. Ce sont eux qui ont créé, avec quelques esprits libres, dès 1994, le premier site Web institutionnel, celui du Ministère de la culture.
    Dans le secteur de la création artistique, c'est le champ des arts plastiques qui s'est emparé le plus rapidement du numérique car, depuis Duchamp, au moins, il s'est habitué à accueillir toutes les formes nouvelles.
    Si le spectacle vivant, hormis quelques pionniers, a longtemps été rétif, c'est d'abord parce que les mécanismes de légitimation du secteur subventionné sont étroitement articulés à une idéologie institutionnelle résolument anti technologique, où l'écran est encore l'avatar de l'objet honni qui fait rester les gens chez eux : la télévision...
    "Le camp adverse", celui des Geeks institutionnels français, était lui fasciné par la culture... de ses parents voire de ses grands parents. Principalement dominé par les "X télécoms" et parfois manipulé par quelques charlatans, l'image de la culture qu'ils véhiculaient était une image romantique à la française, s'arrêtant à Balzac en littérature, Proust étant trop long et à l'impressionnisme en peinture, ce qui l'ayant suivi n'étant que barbouillages... C'est ainsi que l'internet culturel, pour eux, n'était qu'une voie nouvelle pour diffuser, comme le disait alors Alain Giffard, les "images du chocolat Meunier".
    Bref, l'indifférence réciproque entre "Culture" et "Numérique", ou plutôt entre politiques culturelles et politiques numériques, repose sur des clivages profonds de notre société qui s'enracinent bien sûr dans l'école mais au delà dans le système de reproduction des élites... et ni l'un ni l'autre n'en sommes immunisés.

    Je mets en lien un texte de commande écrit en 2006 pour le magazine "Culture et recherche" du Ministère, que j'avais voulu résolument optimise, mais que quatre ans après, je ne renie pas entièrement.

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