vendredi, avril 09, 2010

Comment Amazon et Apple transforment la chaîne de valeur en boucle de valeur


Plusieurs rencontres récentes m'ont permis de poursuivre une réflexion engagée d'abord grâce à mon rejet de la distinction "tuyaux / contenus", puis nettement enrichie grâce à l'intervention de Yann Moulier Boutang à l'Institut Télécom.

Ce cheminement me conduit à recentrer la réflexion sur les évolutions des industries culturelles autour de la question de la chaîne de valeur. J'ai la conviction que cette manière de poser le problème que cette approche est très riche de perspectives, tant pour l'analyse de la transformation numérique que pour un éventuel programme de travail.

Photo : Curtis Gregory Perry, CC


La chaîne de valeur traditionnelle des industries culturelles

Au fond, les industries culturelles, le livre, le CD, et dans une certaine mesure le jeu de console ou le cinéma, se sont construites autour d'une chaîne de valeur assez simple, et linéaire, que l'on peut schématiquement présenter comme suit.

Plusieurs aspects de cette chaîne de valeur sont à noter :
- nonobstant la liberté de fixation des prix, c'est globalement un jeu à somme nulle. Chaque acteur négocie un % du prix de vente final qu'il prélève sur la valeur d'ensemble ;
- cette valeur d'ensemble est essentiellement acquittée par l'utilisateur final ;
- cette valeur peut être globalement exprimée en termes de droit d'auteur, même si la fabrication du livre n'est pas complètement sans importance ;
- pour les industries culturelles anciennes et bien installée, un accord plus ou moins tacite sur les grandes masses de cette répartition s'est établi, et les négociations ne portent que sur des ajustements de cette marge ;
- un acteur qui acquerrait un monopole de fait sur l'une des étapes en bleu obtiendrait une position dominante qui lui permettrait de fixer les prix à sa convenance, ce que les autorités en charge de la concurrence cherchent à empêcher à tout prix ;
- en revanche, dans un système équilibré, un acteur de taille artisanale peut espérer prospérer, car il bénéficiera de l'existence de l'ensemble de la chaîne.

Le modèle Amazon (ou Apple, Facebook, Google, etc.)

Tout détenteur d'un Kindle, d'un Ipad, d'un IPod, d'un téléphone Androïd ou d'un IPhone aura expérimenté immédiatement à quel point la question a désormais changé.
L'acquisition d'un Kindle, par exemple, ouvre un univers mêlant étroitement un terminal de qualité exceptionnelle, une solution de télécommunication élégante, un vaste catalogue de ressources numérisées, un moteur de recommandation, de nouveaux outils de social bookmarking, un système élégant (et breveté) de commande en un clic, un traitement efficace et inspirant confiance de nos données personnelles, etc.
Au fond, nous n'avons plus affaire à une "chaîne de valeur" mais à une boucle de valeur, où tout prend place dans un tout cohérent, entièrement pensé autour de la qualité de l'expérience utilisateur, et où la valeur d'ensemble est difficile à segmenter.

On voit bien qu'un tel système bouleverse tous les principes de l'ancien modèle économique :
- La qualité, la continuité et la fluidité de l'expérience utilisateur sont au centre de la stratégie ;
- Le design des services et des objets prend une place prépondérante ;
- L'opérateur central capte presque la totalité de la valeur créée ;
- Le jeu, entre les différentes composantes de la boucle de valeur, n'est pas forcément à somme nulle ;
- Le droit d'auteur n'est pas la seule source de valeur du système : des composantes de technologie ou même de service y sont incorporées ;
- Les acteurs de taille artisanale sont essentiel au système mais ne peuvent espérer y prospérer durablement...

Je me suis volontairement cantonné à la modélisation du Kindle, mais on sent bien, avec Apple, que le modèle est encore enrichi par la captation du potentiel de créativité d'innombrables autres acteurs (100 000 applications IPhone en décembre 2009 - 140 000 en mars 2010).

Quelques conséquences pratiques

Cette évolution me semble le point stratégique central des évolutions en cours. Si j'ai raison, il en ressort plusieurs conséquences :
- les industries culturelles sont définitivement sorties de l'âge artisanal. Elles prennent désormais rang dans les plus sophistiquées des industries lourdes, mêlant intimement électronique, informatique de pointe, nombreuses approches marketing et édition ;
- toute réflexion industrielle française doit partir du postulat que, avec un acteur dominant ou un consortium harmonieux, il sera nécessaire d'être en position de proposer une offre aussi intégrée, avec une qualité de l'expérience utilisateur au moins équivalente. C'est au fond ce qu'ont décidé les 23 opérateurs téléphoniques, associés à quatre constructeurs, qui viennent d'annoncer à Barcelone la création de leur propre App store. L'histoire nous dira si une telle riposte collective peut convaincre face à la qualité d'un design exceptionnel et exceptionnellement intégré ;
- Enfin, je serais extrêmement intéressé de savoir si une telle évolution (de la chaîne vers la boucle) est imaginable dans d'autres secteurs d'activité (banque ? publicité ? autres ?).

C'est en tous cas une piste qui mérite d'être creusée

12 commentaires:

  1. c'est très proche de la "nodal value chain" dont parle Prahalad (depuis un moment et très orienté média dans les premiers articles). Si tu as le temps, jette un coup d'oeil sur ce qu'il raconte avec ses petits copains de Wharton : http://books.google.fr/books?id=gjq4mC3hW1QC&lpg=PA25&ots=LBdBkcWDha&dq=node%20%22value%20chain%22%20prahalad&lr&hl=en&pg=PA25#v=onepage&q=node%20%22value%20chain%22%20prahalad&f=false

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour,
    Ces questions seront abordées lors du groupe de travail Anvie animé par Philippe Moati notamment lors de la troisième séance avec l'intervention de Morvan Boury, DG d'Open Disc.
    http://www.philippe-moati.com/article-groupe-de-travail-anvie-consommer-mieux-45495492.html
    http://www.anvie.fr/

    RépondreSupprimer
  3. Cet effet de boucle de valeur me fait aussi penser à la notion bien classique de "plateforme". Celui qui contrôle une plateforme clé dans une chaîne de valeur va en capter une grande part. Cf la marge d'Intel et Microsoft dans le monde du PC, celle d'Apple dans ses différents domaines d'activité (iPod, iPhone et bientôt iPad), Google dans la publicité sur Internet, Wallmart dans la distribution, etc.

    En analyse macro-économique, cela fait aussi longtemps que l'on sait que les technos gagnent mieux leur vie que les contenus. Le secteur des médias est l'un des moins profitables de toute l'industrie alors que soft+Internet+composants sont dans le top 5...

    RépondreSupprimer
  4. Très intéressant... Je suis moi-même parvenu à des conclusions assez proches en partant des notions d'offres en bouquet et d'intégrateur. Ce schéma a une portée qui dépasse très largement (mais sous des formes différentes) les industries culturelles. Je vous renvoie à mon livre sur l'économie des bouquets (http://www.amazon.fr/L%C3%A9conomie-bouquets-march%C3%A9s-solutions-capitalisme/dp/2752604327/ref=sr_1_6?ie=UTF8&s=books&qid=1271067783&sr=1-6). La forme alternative d'organisation de cette "boucle de valeur" est la modularité à partir d'interfaces standardisées. Sans doute ce qu'essaient de construire les 23 opérateurs de téléphonie... A suivre.

    RépondreSupprimer
  5. Bonjour,

    Il me semble que vous avez une vision un peu naïve de la chaîne de la valeur des industries culturelles traditionnelles. Il y a bien longtemps qu'elles n'ont plus, si elles ont eu même une fois, l'aspect linéaire que vous leur attribuez. Cette chaîne ne représente qu'une partie de l'activité.
    Pensez à la musique avec les spectacles, la musique enregistrée, les pochettes de disques, la radio, le show-bizz, les clubs de fans, la pratique amateur, les critiques, la vente de partitions, celle d'instruments, etc.
    J'aurais pu tout aussi bien prendre mes exemples dans le livre, le cinéma, la bande dessinée (peut-être le plus spectaculaire avec les dessins animés et les produits dérivés).
    On pourrait faire un raisonnement tout à fait inverse du vôtre et constater que la valeur, en terme de rentrée financière, crée par Apple et Google est au contraire très linéaire et monolithique : ventes d'appareil pour le premier (le contenu n'est ici qu'un produit joint, le CA est sur le matériel), ventes de publicité pour le second (99% du CA).

    RépondreSupprimer
  6. @JM Salaun

    Cher Monsieur

    Je n'ignore pas les simplifications de mon billet, et je n'ignore rien non plus des droits dérivés ou des oeuvres collectives. J'ai tenté de souligner une tendance.

    Quelle que soit la complexité de la chaîne des droits dérivés, il n'en demeure pas moins que la chaîne de valeur traditionnelle des industries culturelles découle des droits initiaux et monétise l'acte d'achat final.

    Quand à votre dernier paragraphe, c'est justement la représentation que je souhaite contester. Distinguer outrancièrement appareils, tuyaux et contenus c'est chausser des lunettes qui empêchent de voir ce qui se passe sous nos yeux.

    Bien à vous

    Henri Verdier

    RépondreSupprimer
  7. Bonjour,

    Concernant votre dernier point, je crois qu'il y a malentendu. Il est difficile de contester que Google fait 99% de son CA par la publicité ou que Apple construit son CA d'abord sur la vente de matériels.
    Cela ne veut évidemment pas dire que l'une et l'autre firmes ne développent et n'alimentent un bouquet d'activités directement ou en affermage pour dynamiser et alimenter ce revenu premier.
    Mais les faits sont têtus.
    http://blogues.ebsi.umontreal.ca/jms/index.php/post/2008/04/25/475-le-contenu-n-est-decidement-pas-le-roi

    RépondreSupprimer
  8. Et pourtant je persiste. Vous verrez sous peu ce que fera Google avec Androïd, buzz et la géolocalisation. Le IPod sans I-Tune ne serait qu'un walk-man bien designé, tandis que le I-Phone sans les applications ne serait qu'un joli téléphone.

    RépondreSupprimer
  9. Je pense que la demande de cohérence / interopérabilité sur une chaine / boucle de la valeur est une donnée de base que l'on redécouvre parce qu'un acteur comme apple en fait sa différenciation majeure. Cependant en fermant cette belle cohérence à un monde dominé par lui, Apple ne répond pas complètement au problème des utilisateurs (cf les premiers désagrément d'une censure portée par Apple). Il va être difficile maintenant de lutter en frontal avec Appel au vu de son succès. Mais il reste l'opportunité d'étendre cette cohérence / interopérabilité à un monde ouvert à plusieurs joueurs (grands et alternatifs) à travers la standardisation (cf l'action des 24) voir des solutions de type open source. L'histoire n'est donc pas terminée, mais le niveau d'exigence générée par les offres de type Apple n'est plus négociable

    Haut les coeurs, la révolution est en cours

    PHI

    RépondreSupprimer
  10. Merci pour ton article qui me semble résumer parfaitement une nouvelle tendance.
    Je la résumerais ainsi, loin d'être un centre de coûts, l'amélioration de l'expérience utilisateur est génératrice sous réserve de qualité et d'efficience, de revenus.
    Tuyaux ou contenus, l’équation se pose donc différemment. Face aux coûts de cette expérience utilisateur, le paradigme des media, de la distribution change et la grande différence entre Amazon et la FNAC est que la relation client perdure durablement chez le premier nommé. Elle est parfois prolongée quand la FNAC ou le label vend une place de concert ou quand l'éditeur organise une plateforme participative autour de l'auteur qui accepte d'y participer, mais la chaine entre l'éditeur , le marchand est le plus souvent rompue à la sortie du magasin ( physique ou virtuel) Le jeu video arrive à s’affranchir parfois de ce modèle dans le cas des jeux en ligne ( world of Warcraftt) en créant une communauté qui résistera à toutes les innovations technologiques qui ne prolongeraient pas cette addiction.
    Etre au centre du consommateur est donc un enjeu majeur pour les industries du contenus et de la distribution culturelle à venir et comme l’évoque un commentaire un enjeu de rentabilité. Définir ce centre et investiguer les possibles pour les acteurs français me semble être un autre enjeu.

    RépondreSupprimer
  11. Cher monsieur ces boucles c'est très ancien dans les corons le patron de la mine détenait l'épicerie et s'occupait de la santé et de l'école

    RépondreSupprimer
  12. Un livre qui était très inspiré et inspirant http://www.amazon.com/Designing-Interactive-Strategy-Value-Constellation/dp/0471986070: la constellation de valeur...

    RépondreSupprimer