mardi, juin 21, 2011

Croissance, innovation, régulation à l'ARCEP


Ci-après le texte de mon intervention au colloque de l'ARCEP "Croissance, innovation et régulation". C'est la retranscription d'une intervention orale, mais elle synthétise bien certaines prises de position récentes, et permettra de prolonger le débat sur les nouveaux barbares.


Éric Le Boucher :

Merci. Dernier intervenant, Henri Verdier. Alors non seulement, nous sommes dans des grands
systèmes complexes et en plus, l’innovation d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier. C’est une
innovation de rupture.

Henri Verdier :

Absolument.
Grâce à Dieu, je ne suis pas en charge de régulation, car c’est quand même une question bien complexe... Et grâce à Dieu aussi, je suis président d’un pôle de compétitivité qui voit des centaines d’entrepreneurs qui sont innovants, qui sont audacieux, qui sont dans cette nouvelle économie numérique.
Ce dont je voudrais vous convaincre ce matin, c’est qu’on est entré dans un nouveau régime de
l’innovation, que ses codes ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux qu’on a pu connaître,
que peut-être les élites constituées françaises ne sont pas tout à fait dans ces codes et qu’un
des grands soucis du régulateur devrait être au moins de ne pas empêcher ces stratégies
d’innovations-là.

Dans un nouveau régime d’innovation. Je vais rappeler des choses qui sont connues mais qu’on
réoublie quand on fait du droit ou de l’économie.
D'abord, on vit la révolution technique la plus rapide de l’histoire : la vitesse d’appropriation par le
grand public des technologies numériques dépasse tout ce qu’on a connu sur la télévision, la radio
et toutes les ruptures précédentes.
Deuxièmement, on vit une révolution économique considérable. McKinsey nous a appris
récemment que 25% de la création net d’emplois en France depuis 15 ans vient d’Internet, que
25% de la croissance française vient d’Internet. Or, Internet, c’est une toute petite partie de la
transformation numérique. La transformation numérique aujourd'hui c’est une transformation de la santé, de l’éducation, de l’urbanisme, des transports, etc.
Et troisièmement, sinon je crois qu’on rate le sujet, nous sommes nombreux à avoir analysé que
nous vivons un phénomène qui ressemble beaucoup à la révolution industrielle. C’est-à-dire que
sur un fond de rupture technologique et économique, c’est une société qui se réorganise. La
révolution industrielle, c’est la révolution du charbon et de l’acier qui appelle un certain état du
capitalisme, une certaine organisation du travail, un certain urbanisme. Il va en être de même, on
va repenser la manière de vivre ensemble à travers cette révolution numérique.

La France est un acteur plutôt sérieux de cette révolution. On a tendance à regarder surtout
le « consumer Internet » qui remplit les pages des journaux et à se dire que l’on est moyens, que
nous avons des succès, mais que nous n’avons ni Google, ni Facebook, etc. Mais cette révolution,
va bien au-delà, une fois encore, du « consumer Internet ». Sur les sujets que travaille Cap Digital,
l’Internet des objets, la robotique, les services mobiles, les nouvelles technologies de santé, le
jeu vidéo, les effets spéciaux pour le cinéma, etc. nous sommes très certainement une des 3 ou
4 régions mondiales qui compte. Simplement, elle compte avec des règles de financement de
l’innovation, des règles de soutien aux entrepreneurs, des règles de régulation qui sont souvent un
peu ancrées dans une vision un peu techno-centrée, pas tout à fait dans le mouvement.
Je crois qu’il est important de rappeler ici, certains au premier rang le savent, que ni le Web lui-
même, ni le triple play, ni les réseaux pair à pair, ni la messagerie instantanée, ni le Web social,
ni le social shopping, ni rien de ce qui a profondément changé la vie des gens depuis 15 ans n’a
été inventé dans lune nnovation planifiée, ni n’a été inventé dans des grands groupes. Ce sont
des activistes, des startups, des chercheurs qui désobéissent, des entrepreneurs qui ont lancé
ces mouvements qui ont changé le monde. Et je ne suis pas sûr qu’on saurait les aider en France.
Souvent j’ai l’impression qu’aucun des dispositifs existants n’aurait pu aider Facebook. Facebook
n’aurait pas été éligible au Crédit d’impôts-recherche au sens du manuel de Frascati, il n’y a
pas assez de technologie, il n’aurait pas été jeune entreprise innovante, on leur aurait dit qu’ils
n’avaient pas de brevets, ils n’auraient pas trouvé de capital-risqueurs. Enfin bref, on ne saurait
pas aider Facebook en France. Ils pourraient peut-être réussir quand même mais rien de ce que nous avons préparé n’aurait permis d’aider ce genre d’innovation-là.

À certains égards, on en a déjà parlé avec certains dans la salle, c’est presque comme de
nouveaux barbares. L’empire romain a poussé l’art de la guerre à un point d’invincibilité jusqu’à
ce qu’arrivent des gens qui ne se souciaient pas de posséder des territoires, des villes, qui étaient
des nomades et l’empire romain ne pouvait pas résister à des gens qui étaient sur un autre plan
stratégique. Il a gagné deux cents ans en mettant des supplétifs barbares dans ses armées, mais
cela n’a pas suffit. Aujourd'hui vous avez des gens qui ne pensent pas la création, qui ne pensent
pas l’économie, qui ne pensent pas la stratégie d’innovation de la même manière. Ce sont des
gens qui disent que ce n’est pas la peine d’entreprendre si ce n’est pas pour changer le monde.
Et ce ne sont pas des mégalomanes qui se prennent pour Napoléon. Si vous n’êtes pas disruptif,
si vous ne proposez pas une manière de changer substantiellement les choses, de toutes façons,
vous n’êtes pas sur une niche assez prometteuse, vous ne ferez pas une immense startup. Donc
on veut changer le monde, on respecte la nouvelle donne, on est à l’aise avec les nouvelles
valeurs sociales (d’ailleurs on les coproduits avec les citoyens), on est en phase avec cela. On est
dans un monde où le public demande de la conversation plutôt que de la communication, de la
transparence, de la contribution, de la participation. Ce sont des gens qui se déploient très à l’aise
dans ce monde-là.
Ce sont des gens qui ont de nouvelles tactiques, ils regardent d’abord si ce qu’ils sont en train
de concevoir est scalable, (s’il y a une chance que cela puisse, sans déformation de l’offre, servir
à un marché mondial), qui travaillent d’abord l’interopérabilité avant de penser à leur propre
plateforme ou à leur propre portail, qui sont dans des logiques de co-création. Je ne suis pas sûr
que si l’on avait inventé en France l’iPhone, on aurait décidé d’en faire une plateforme ouverte
pour que les développeurs qui le souhaitent mettent des applications dessus. Aujourd'hui il y a 500
000 applications dans l’Apps store c’est-à-dire qu’il y a au moins 250 000 années.ingénieurs de
services qu’Apple n’a pas payées, dont il compte tirer 34 milliards de dollars de chiffre d’affaires
dans deux ans.
Ils se disent « j’ai créé quelque chose mais le public va créer encore plus et je m’organise pour
susciter et capter cette valeur-là avec le public ». Et surtout, et là ce n’est pas la culture de ce
pays, on travaille d’abord l’expérience utilisateur, le service, la possibilité de créer un rituel, faire
revenir les gens puis on puise dans la technologie dont on a besoin. Ce ne sont pas des ruptures
profondément techno-centrées.
Tout ce grand mouvement d’Internet est d’abord une innovation de service.

Que peut-on en tirer pour le régulateur ? Avec cette question, on entre dans ma zone
d’incompétence...
J’ai quand même envie de dire d’abord primum non nocere. D’abord ne pas empêcher cette
innovation. Garder en tête que, peut-être, cette stratégie d’innovation n’est pas celle dont on a
l’habitude, garder en tête que les dispositifs que l’on imagine doivent être stratégiquement neutres,
nous ne savons pas ce qui va marcher. Et il y a très peu de dispositifs stratégiquement neutres
aujourd'hui. Peut-être le crédit d’impôts-recherche dont le contrôle est a posteriori. Mais très
souvent, on veut dire aux entrepreneurs dans quelle direction ils doivent aller.
Deuxièmement, il faut se dire qu’il y a des infrastructures critiques de cette innovation ouverte,
cette innovation différente. Je pense par exemple à l’Internet neutre et ouvert qui en est une
extrêmement importante. Si nous sommes dans ce régime d’innovation, c’est quand même
parce qu’on peut servir le monde entier depuis un garage et que n’importe qui a une chance de
rencontrer le public mondial.
Je ne me prononce pas sur la question très subtile de financement des infrastructures profondes,
mais sur la neutralité du réseau. Ou l’Internet est une plateforme qui permet de servir l’humanité
ou ce n’est plus une plateforme d’innovation pour l’humanité.
Je pense qu’il y a d’autres sujets qui seront tout aussi importants dans ce même esprit. La
neutralité du search, par exemple, sera à l’évidence très vite un sujet majeur.

Troisième et avant-dernière idée. Il y a peut-être d’autres idées qui naissent aux Etats-Unis
et méritent d’être creusées. Je pense que l’ARCEP, dans son comité de prospective, pourrait
réfléchir à cela. On parle désormais de government at the plateform. Nicolas Curien a dit que l’on
était peut-être passé de la norme à l’organisation de la conversation et du consensus... peut-être
que l’on peut aussi réfléchir à des plateformes d’open data et créer des conditions pour que des innovateurs puissent aller encore plus loin.

Pour finir, je crois quand même, et ce n’est plus tout à fait le territoire de l’ARCEP, que beaucoup
de choses se jouent sur le symbolique, beaucoup de choses se jouent sur la vision du monde. Je
trouve que nous ne sommes pas un pays qui se dit assez qu’il faut jouer toutes les stratégies de
l’innovation, il y a la technologie, mais il y a aussi l’innovation de services, il y a l’open innovation, il y a l’innovation en réseau, nous devons les encourager toutes à égalité de dignité. Deuxièmement,
je trouve nous ne sommes pas un pays qui croit assez que les PME peuvent vraiment renverser la
table. Quand vous regardez dans le détail la politique d’aide aux PME, c’est un peu du traitement
social du chômage, on ne raisonne pas en se disant qu’ils vont peut-être un jour renverser la table.
Et enfin, nous ne sommes pas un pays qui se dit profondément que le monde change et que c’est
très bien. Nous avons la force en France de porter un message universel dans un monde qui
change, on n’est pas obligé de ne jouer que défensivement.

Merci.

1 commentaire:

  1. Merci pour ce post. J'ai vu ça dans le processus de financement grand emprunt, où l'on nous demande de nous associer avec des gros industriels pour avoir un financement significatif; or, ce sont nos concurrents directs :(
    On fera sans l'état, qui est toujours dans ses logiques industrielles, avec des temps de production qui ne sont plus en phase avec l'accélération du temps, et des lois visant à protéger ses oligopoles nationales.

    RépondreSupprimer