jeudi, juillet 07, 2011

Lettre à Loïc Le Meur

Cher Loïc

Comme tu le sais, j’ai beaucoup d'estime pour l’entrepreneur que tu es, avec Seesmic comme avec LeWeb. Et j'adore ta manière de le faire : sympa, ambitieux, et joyeux en même temps.

Tu sais que je pense que les types comme toi, qui réussissent dans la Silicon Valley et qui gardent des relations ici, en Europe, sont l’un des plus précieux atouts de notre pays. Je trouve même que nous ferions bien de vous accorder une place plus importante dans le débat public, voire dans les instances de consultation type CNN, CES ou autre. S’il y avait 10 Loïc Lemeur, la France ne s’en porterait pas plus mal...

C’est donc avec amitié, et sérieux, que je veux répondre à ta remarquée prise de position dans Techcrunch TV.

Alors donc, tu penses que « les entrepreneurs américains n’ont rien à apprendre des entrepreneurs français, sauf peut-être les déjeuners d’affaire ? » Et les Européens devraient commencer par cesser de copier leurs homologues pour apprendre à penser global et s’efforcer de devenir vraiment innovants ?


Bon, nous sommes nombreux à avoir remarqué la récente tension sur le marché des grandes conférences internationales sur le numérique, et nous savons décrypter une communication à tiroirs. Mais quand même...

Quand même, je crois que tu penses en partie ce que tu dis, et que tu te laisse contaminer par une illusion assez californienne.

Bien sûr, je partage ton enthousiasme pour la Valley. C’est une terre inspirée, où l’on sent un souffle unique, une vision, une audace, une confiance sans pareilles. Nulle part ailleurs on ne trouve une telle alliance de maîtrise technologique et de capacité disruptive. La Californie est un haut fourneau qui concentre des énergies venues du monde entier pour produire un alliage exceptionnel. Pour tout dire, je pense réellement qu’on ne fait rien sans elle et qu’il faut y puiser sans cesse enthousiasme et inspiration.

Et pourtant, je pense que même la Valley a beaucoup de choses à apprendre du reste du monde. Et notamment sur trois sujets :

1- le modèle économique de la Silicon Valley n’est ni stable ni scalable. Cette économie de capital risque, toujours à la recherche du « over the top », toujours à la recherche du rendement maximal du capital investi, produit plus de rendement que de puissance industrielle. Elle détruit beaucoup de valeur (économique) pour concentrer le reste. C’est par exemple un territoire qui ne crée presque pas d’emplois (en fait, sans les 20.000 créations d’emploi de Google, la Silicon Valley aurait constaté une perte nette d’emplois ces 15 dernières années). Les salariés quittent leurs boîtes dès qu’ils pensent avoir réalisé l’upside maximal, et ne s’intéressent pas beaucoup à la pérénisation des institutions. La puissance des géants d’Internet commence à assécher les universités à un point qui inquiète autant Stanford que la Darpa. De ce point de vue là, ce n’est pas l’Europe qui menace les US, mais la Chine, l’Inde ou même la Corée qui, avec moins de panache ou de vision, mais avec des politiques industrielles implacables et de long terme, installent des puissances industrielles avec lesquelles il faudra compter. Rien qu’avec les métaux rares, par exemple, la Chine tient la Valley entre ses mains. Et je ne parle même pas des usines.


2- la recherche de la disruption à tout prix et de l’upside maximal rend la Californie exceptionnellement agile pour dégainer la première et pour prendre une longueur d’avance sur les ruptures technologiques. Elle a même désormais la capacité d’attirer à elle des industries entières qui ne sont pas nées sur son territoire mais qui viennent y puiser le talent et le capital développement. Mais la lenteur, l’intellectualisme et la recherche d’équilibre global des Européens leur permettent de démarrer tard mais avec des solutions plus stables, plus globales, plus définitives. Et je pense que ce n’est pas par hasard si les grandes entreprises mondiales de service, les Veolia, Carrefour, BNP-Paribas, Publicis, sont bien souvent européennes, voire françaises. Quand il s’agit de déployer efficacement un service mondial avec 300.000 salariés, il n’y a pas que la disruption et le TRI. Il faut designer un service complet et cohérent, le standardiser et le déployer à la satisfaction de millions d’utilisateurs.


3- Enfin, nos amis Californiens pourraient apprendre chez nous que la vie est multidimensionnelle et que le numérique, ce ne sont pas que des écrans. J’ai accompagné il y a 15 jours une petite délégation californienne à Paris. Après deux jours à parler d’Autolib, de Parrot, de Dafact, de Aldebaran, après avoir vu es fabuleux projets des étudiants des Gobelins, de l’Enjim, de l’ENSCi-Les Ateliers ou de Strate Collège, après s’être réunis à la Gaîté lyrique ou à Branly, avoir dîné chez Lapérouse et avoir rencontré des gens comme José-Alain Sahel, Maurice Benayoun, François Taddei ou Michel Morvan, les mecs m’ont dit : « c’est vrai que notre Internet est un peu plat et 2D : vous, vous envahissez la ville. »

Ce dernier point est essentiel. En ne regardant que la Valley, on se passionne pour le « consumer internet » et on voit bien que nos amis en sont les leaders incontestés. En s’interrogeant sur santé, mobilité, éducation, urbanisme, domotique, on voit un continent 10 fois plus important, dans lequel l’épaisseur historique, la diversité sociale, la qualité des infrastructure, l’épaisseur culturelle des entrepreneurs sont des atouts considérables pour notre vieille Europe.

Voilà quelques-unes des idées que je voudrais partager avec toi après ton intervention. Nous savons tous les deux que le pire défaut des Français est de râler sans cesse. Tu ne vas pas y succomber, quand même ?

Bon, on s’appelle et on se fait une bouffe ?

4 commentaires:

  1. Et si Loïc cherchait simplement la provocation pour faire avancer les choses en France. Depuis qu'il a créé LeWeb qu'est-ce qui a avancé véritablement en France ? On commence à lire des comparaisons sur les programmes politiques liés au numérique pour la campagne présidentielle 2012, avec une certaine désolation. Ne devrait-on pas profiter de cette sortie médiatique de Loïc ? La méthode n'est peut-être pas très élégante, elle a le mérite d'exister. N'est-ce pas une manière de dire que l'on ne sait pas valoriser nos points forts ?

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  2. Vous avez partiellement raison sur la Valley, mais tort sur la vieille Europe. La lenteur n'est pas synonyme de sagesse mais de frilosité. La propension à l'attentisme est un constante de la société française, de la ligne Maginot à Mitterrand ("il faut laisser du temps au temps"...), en passant par Vichy. Elle nuit de façon certaine à la création d'avantages concurrentiels.

    En France, l'avantage concurrentiel s'est fréquemment obtenu suite à des initiatives de l'état (Ariane, Airbus, le nucléaire qui reposent toutes sur des anticipations brillantes et non sur de la lenteur). Mais en se retirant de l'économie de marché, l'état ne laisse qu'un désert derrière lui car ni les entrepreneurs ni le patronat ne sont en mesure de le remplacer.

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  3. Bonjour Henri, merci de ta note. Andrew Keen est tres fort pour creer la polemique sur 30 min de video il a isole une petite phrase pour faire sensation, n'y fais pas plus attention que cela!

    Oui il se passe des choses en Europe, et oui les entrepreneurs sont de qualite et peuvent en apprendre aux americains.

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  4. Le commentaire de M. Verdier est interessant e incisif, mais j'avoue que quand je pense a la technologie francaise je pense surtout, comme Thierry, aux grands initiatives de l'etat ou des entreprises d'etat, comme le Minitel, le TGV, Airbus, etc. D'autre coté, le reseau mobile unifié GSM a donné une marche de plus a l'Europe au debut de la grande diffusion du mobile, et c'est un genre d'initiative cooperative - entre plusieurs groupes industriels et pays - qui est plus difficile d'organiser aux E-U. En plus le principe a eté introduit d'abord en Europe - le premier resau mobile unifié avec roaming a été introduit en Scandinavie dans les annees 60.

    Normalement je n'aime pas faire trop de comparaisons, mais je viens d'ecrire et de publier a Londres un manual, avec mon chef Prof. Bart Clarysse, sur la construction des startups, 'The Smart Entrepreneur', dans lequel nous avons intentionellement utilisé des exemples d'entrepreneurs europeens pour illustrer les principes et les conseils avancés dans chaque chapitre. Cela parce que le Prof. Clarysse a entendu beaucoup d'etudiants Europeens se plaindre du fait qu'il n'existait que des livres americains de nature "pratique" sur ce sujet.

    Mike Butcher, quand il a ecrit sa riposte a M. Lemeur sur TechCrunch Europe a quand meme oublié de mentionner le site francais vente-privee.com, qui est assez modele SV. Et c'est vrai que pas tous les startup europeens sont des 'clones', et pas tous, ni en Europe ni aux Etats-unis, sont des entreprises numeriques.

    Pardonnez moi si je me suis exprimé d'une facon assez simple ou si j'ai fais des erreurs d'orthographie, le francais n'étant pas ma langue maternelle.

    @sabkiefer

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