lundi, novembre 28, 2011

Jean-Louis Missika : Mutations numériques et mutations cognitives, de l'écriture au web

Mardi 22 novembre dernier, j'ai eu l'occasion, parmi beaucoup d'autres d'assister à la leçon inaugurale de la Chaire "économie et gestion des industries numériques et des nouveaux médias" prononcée par Jean-Louis Missika. Le thème en était "Mutations numériques et mutations cognitives, de l'écriture au web", c'est-à-dire la manière dont des technologies cognitives, comme l'écriture, ou le web, modifient le travail même de la pensée.
Jean-Louis me fait l'amitié de m'autoriser à reporter cette conférence sur ce blog, ce qui me permet d'avoir le plaisir de la partager avec vous. 
Les illustrations, en revanche, sont de mon cru.


J’ai choisi de faire cette leçon sur un sujet très classique : la relation entre cette catégorie très particulière de technologies qu’on nomme technologies cognitives et les pratiques culturelles au sens large, notamment dans les domaines politiques et scientifiques. Par technologie cognitive, il faut entendre les technologies qui manipulent les signes, les stockent et les diffusent : ainsi le langage, l’écriture, l’imprimerie, la rotative, le télégraphe, le téléphone (fixe ou mobile), la radio, le cinéma, la télévision, le web sont des technologies cognitives. Cette liste n’est pas exhaustive même si les ruptures technologiques dans ce domaine sont rares.

La thèse que je défendrai est la suivante : l’émergence d’une technologie cognitive bouleverse et réagence les processus de délibération qui régissent les pratiques d’une communauté ou d’une société. Le bouleversement peut concerner l’architecture du réseau de délibération, les organisations et les individus qui participent à la délibération, les normes et les conventions qui la structurent. Ou tout cela à la fois.

Pour mieux comprendre la mutation numérique en cours, qui est difficile à appréhender, justement parce que nous la vivons au jour le jour, j’ai choisi, comme d’autres avant moi, de l’étudier à la lumière de celles qui l’ont précédée. La distance historique et la comparaison permettent de cerner ce que change le déploiement social de la technologie cognitive dans nos manières de voir, de juger, de discuter, de réfléchir. Le détour par l’histoire permet de puiser chez les historiens, les anthropologues, les sociologues, les philosophes - qui ont choisi d’étudier les technologies cognitives et qui forment une sorte de collège invisible - les idées, les concepts et les méthodes qui nous aident à décoder cette mutation numérique. D’où le sous-titre de cette leçon : de l’écriture au web.

Dans son livre sur l’Aventure de l’Encyclopédie, Robert Darnton a montré que cette œuvre était autant une affaire d’éditeurs, d’imprimeurs, et de libraires que de philosophes. Il insiste sur le fait qu’il a voulu écrire l’histoire d’un livre et non pas d’une idée, et la liste qu’il dresse des questions  à l’origine de son travail est éclairante pour notre sujet : « Comment de grands mouvements intellectuels tels que celui des Lumières se sont-ils répandus dans la société ? Jusqu’où se sont-ils étendus ? Quelle a été la mesure de leur influence ? Quelle forme la pensée des philosophes a-t-elle revêtue quand elle s’est matérialisée sur le papier ? que révèle cette entreprise sur la transmission des idées ? La base matérielle de la littérature et la technologie de sa production ont-elles eu une grande influence sur sa substance et sa diffusion ? Comment fonctionnait le marché littéraire et quel rôle jouaient les éditeurs, libraires, représentants de commerce et autres intermédiaires de la communication culturelle ? » (p.21) Cet ensemble de questions illustre le déplacement que permet la mise en relation entre technologie cognitive et pratique culturelle : on échappe au raisonnement tautologique où l’on explique les révolutions scientifiques par l’apparition de méthodologies nouvelles, ou le changement culturel par l’émergence d’idées nouvelles. En focalisant son attention sur le processus de création, de conservation et de médiation de connaissances, dans sa dimension technique et organisationnelle, Darnton met à jour la construction d’un réseau social dont l’architecture originale va permettre la diffusion des idées révolutionnaires à l’échelle européenne, et jouer un rôle important dans l’événement révolutionnaire lui-même. Il ne vous a pas échappé que j’ai employé le terme « réseau social » à dessein. A la lecture de l’Aventure de l’Encyclopédie, cet usage n’est pas anachronique, bien au contraire.

L’écriture donc, et son invention. Dans un ouvrage qui est devenu un classique, La raison graphique, sous-titré « La domestication de la pensée sauvage », Jack Goody montre que les différences culturelles entre sociétés s’expliquent en partie par la maîtrise ou l’absence de maîtrise de l’écriture. L’expression orale implique la présence physique de l’auditoire, et l’acte de communication s’épuise dans l’  « ici et maintenant » de sa performance. Pas de trace et d’inscription ailleurs que dans la mémoire des auditeurs, pas d’examen et de réexamen du texte, pas de confrontation avec d’autres textes, seule la confrontation entre orateurs permet d’opposer des points de vue. Goody note qu’ « il est certainement plus facile de percevoir les contradictions dans un texte écrit que dans un discours parlé, en partie parce qu’on peut formaliser les propositions de manière syllogistique, et en partie parce que l’écriture fragmente le flux oral, ce qui permet de comparer des énoncés émis à des moments et dans des lieux différents. » (p.50).
Comment les choses se passent-elles dans le champ politique ? L’inscription et la conservation par l’écrit d’une parole politique auparavant exclusivement orale, permettent la construction d’objets politiques complexes tels que le traité de paix ou la déclaration de droits humains.


La tablette du traité de paix égypto-hittite, conservée au musée archéologique d'Istanbul, est considérée comme le premier traité de paix parvenu jusqu’à nous, on situe sa date autour de 1245 avant Jésus Christ. Les clauses du traité ont été gravées sur deux grandes tablettes en argent massif, Ramsès II conserve l’une d’elles et renvoie l’autre, frappée de son sceau au roi Hittite. Ainsi les deux camps conservent le même document signé, fondement de la paix et de la confiance retrouvées.
Le Code de Gortyne, en Crête, est considéré comme la première déclaration de droits humains parvenue jusqu’à nous, et datée de 480-460 avant Jésus Christ, gravée sur une pierre, écrit en dorien, sur 12 colonnes de 621 lignes en boustrophédon, cette écriture qui va de gauche à droite puis de droite à gauche. Cet ensemble de lois est un véritable code de la famille. Il traite de contestations de statut d’esclave; crimes sexuels ; divorce et veuvage ; héritage ; séparation des biens des deux lignées ; fille épiclère (seule descendante de son père) ; et d’adoption.
Ce code était affiché sur le mur de l’Odéon, en plein cœur de l’espace public de Gortyne, accessible à tous les habitants alphabétisés, selon le principe de publicité politique des démocraties. La définition des règles, leur inscription dans un texte intangible, et la mise à disposition de ce texte à tous les citoyens forment un dispositif indissociablement politique et technique de protection des droits : les idées, leur inscription, leur diffusion, le réseau de la communauté concernée, le tout formant système et société.

Si l’on poursuit notre promenade dans le temps et l’espace, nous voici à Pompéi, le 24 août 79 après Jésus Christ. Ce jour est un jour terrible car le Vésuve entre en éruption et ensevelit Pompéi. Et le hasard fait que ce jour est aussi un jour de campagne électorale pour les fonctions de duum vir. Ce drame a ainsi permis aux historiens d’accéder à une connaissance exceptionnelle de la forme que prenait une campagne électorale dans l’empire romain. 1600 affiches politiques, Une centaine de candidats, des logos, des groupes de pression, tout cela a pu être documenté. L’écriture joue un rôle essentiel dans la campagne, elle permet de dire les noms, les soutiens, les réseaux. Une affiche, parmi beaucoup d’autres, dit : « tous les marchands de fruits, sous la direction de Helvius Vestalis, appuient la candidature de Helconius Priscum aux fonctions de duum vir ». Et même les maisons closes prenaient partie. Peint sur le mur même de l’établissement, une inscription nous dit : « Asellina et ses filles vous invitent à voter pour Gaius Lollius Fuscus pour les fonctions de duum vir ».

Les scriptores, ces professionnels qui dessinaient les enseignes, les logos et les affiches des marchands et des commerçants, concevaient et réalisaient également les dipinti politiques. Dans l’empire Romain, comme aujourd’hui pour le design des sites web ou les publicités politiques, les moyens de communication utilisés par la politique étaient similaires à ceux du commerce, et les professionnels chargés de l’exécution étaient les mêmes.

Quant à la relation entre écriture et science, elle est puissante. Parce que l’esprit scientifique ne peut prendre son essor qu’à l’aide d’une technologie cognitive qui permet l’examen critique. Jack Goody argumente ainsi : « « L’écriture rendit possible une nouvelle façon d’examiner le discours grâce à la forme semi-permanente qu’elle donnait au message oral. Ce moyen d’inspection du discours permit d’accroître le champ de l’activité critique, favorisa la rationalité, l’attitude sceptique, la pensée logique. Les possibilités de l’esprit critique s’accrurent du fait que le discours se trouvait ainsi déployé devant les yeux ; simultanément s’accrut la possibilité d’accumuler des connaissances, en particulier des connaissances abstraites, parce que l’écriture modifiait la nature de la communication en l’étendant au-delà du simple contact personnel et transformait les conditions de stockage de l’information : ainsi fut rendu accessible à ceux qui savaient lire un champ intellectuel plus étendu. Le problème de la mémorisation cessa de dominer la vie intellectuelle : l’esprit humain put s’appliquer à l’étude d’un texte statique, libéré des entraves propres aux conditions dynamiques de l’énonciation, ce qui permit à l’homme de prendre du recul par rapport à sa création, et de l’examiner de manière plus abstraite, plus générale, plus rationnelle. En rendant possible l’examen successif d’un ensemble de messages étalé sur une période beaucoup plus longue, l’écriture favorisa à la fois l’esprit critique et l’art du commentaire d’une part, l’esprit d’orthodoxie et le respect du livre d’autre part » (pp. 86-87).

L’écriture permet d’isoler un énoncé et de le soumettre à une analyse critique individuelle. Elle apporte une décontextualisation  et une individualisation des actes de pensée. Le Mythe et l’Histoire, ces deux manières opposées qu’ont les sociétés de se raconter à elles-mêmes  leur passé et leurs origines, ont partie liée avec l’écriture. L’histoire ne prend son sens qu’avec le document qui permet de conserver, d’archiver et d’indexer, aussi bien que de confronter des versions différentes d’un même événement. Et l’historien peut saisir et conserver le récit oral du témoin pour le confronter à d’autres récits. Dans L’histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide pointe déjà cette opposition entre récit merveilleux et histoire et donne une leçon de méthode historique : « D’après les indices que j’ai signalés, on ne se trompera pas en jugeant les faits tels que je les ai rapportés. On n’accordera pas la confiance aux poètes qui amplifient les événements, ni aux logographes qui,  plus pour charmer les oreilles que pour servir la vérité, rassemblent des faits impossibles à vérifier rigoureusement et aboutissent finalement pour la plupart à un récit incroyable et merveilleux. On doit penser que mes informations proviennent des sources les plus sûres et présentent, étant donné leur antiquité, une certitude suffisante. » (p.42)  Un peu plus loin, il dit « Quant aux événements de la guerre, je n’ai pas jugé bon de les rapporter sur la foi du premier venu, ni d’après mon opinion ; je n’ai écrit que ce dont j’avais été témoin ou pour le reste ce que je savais par des informations aussi exactes que possible. Cette recherche n’allait pas sans peine, parce que ceux qui ont assisté aux événements ne les rapportaient pas de la même manière et parlaient selon les intérêts de leur parti ou selon leurs souvenirs variables. L’absence de merveilleux dans mes récits les rendra peut-être moins agréables à entendre. Il me suffira que ceux qui veulent voir clair dans les faits passés, et, par conséquent dans les faits analogues que l’avenir selon la loi des choses humaines ne peut manquer de ramener, jugent utile mon histoire. C’est une œuvre d’un profit solide et durable plutôt qu’un morceau d’apparat composé pour une satisfaction d’un  instant. » (p.43)

Ce texte remarquable de concision et de précision mériterait une analyse détaillée que je ne ferai pas faute de temps. Je me contenterai d’insister sur un point. Au quatrième siècle avant JC, Thucydide se sent et se sait en rivalité avec les logographes et les poètes, ceux qui inventent les récits merveilleux pour raconter la guerre, et il les sait encore très puissants, eux, les représentants de la tradition orale face à une technologie cognitive encore jeune, l’écriture. Il connaît leurs atouts : ils charment les oreilles, ils sont agréables à entendre, ils apportent la satisfaction de l’instant. Son texte à lui ne peut pas être dit, il ne peut qu’être lu, il est durable et utile pour comprendre autant le passé que l’avenir. Comment mieux dire la différence et l’opposition entre deux technologies cognitives : la parole et l’écrit ?

Et cette opposition nous conduit à la première critique philosophique de cette technologie cognitive qu’est l’écriture : Dans Phèdre, Platon met en scène un dialogue entre Phèdre et Socrate sur l’invention de l’écriture. Ce dialogue a été maintes fois analysé, encore récemment par Yves Jeanneret avec une approche très intéressante (Y a-t-il [vraiment] des technologies de l’information ?). La richesse de ce texte est telle qu’il faut choisir une question à lui poser. Voici celle que je vous propose : Pourquoi Socrate considère-t-il que l’invention de l’écriture ne représente pas un progrès mais au contraire un risque pour la vraie science et la philosophie ? Il part d’abord d’une « tradition orale de l’antiquité » qu’on lui a contée. En Egypte, le dieu Theuth « inventa le nombre et le calcul, la géométrie et l’astronomie, sans parler du trictrac et des dés, enfin précisément les lettres de l’écriture. » Cet inventaire en soi est déjà intéressant par ce qu’il nous dit de la proximité des mathématiques et de l’écriture. Theuth présente son invention au roi Thamous et lui dit : « voilà la connaissance qui procurera aux Egyptiens plus de science et plus de souvenirs ; car le défaut de mémoire et le manque de science ont trouvé leur remède ! » La réponse critique de Socrate/Thamous va partir dans plusieurs directions. D’abord il va poser que le créateur de l’invention ne peut et ne doit pas en faire l’éloge, il doit laisser à d’autres le soin de juger de son utilité, de son intérêt et de ses risques. Puis il en vient à la question centrale, celle de l’inscription et de la mémoire. Et il oppose vraie et fausse mémoire, posant au passage un redoutable problème aux traducteurs : « cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance ; confiants dans l’écriture, ils chercheront au-dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au-dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir ; ce n’est pas pour la mémoire, c’est plutôt pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède. » Socrate considère que la seule vraie mémoire est la mémoire biologique, celle du cerveau qui oblige à l’effort cognitif de la pensée, tandis que le texte écrit est comme une prothèse qui donne l’illusion du savoir parce que ce savoir est stocké dans un  manuscrit accessible, mais il n’irrigue pas l’esprit de celui qui doit apprendre à penser par lui-même. Il oppose mémoire naturelle et mémoire artificielle, mémoire expérimentée et mémoire stockée. Pire encore, dotés de cette illusion de savoir, ces pseudo-savants combineront incompétence et arrogance. Ensuite Socrate compare les mérites de l’enseignement parlé et de l’enseignement écrit et démontre à cette occasion que chaque technologie cognitive construit une interlocution différente. Le public d’abord qui est indéterminé dans le cas de l’écrit alors qu’il est choisi dans le cas de l’oral : « une fois écrit, chaque discours s’en va rouler de tous côtés, pareillement auprès de gens qui s’y connaissent, comme, aussi bien, auprès de ceux auxquels il ne convient nullement ; il ignore à quels gens il doit ou ne doit pas s’adresser ». L’intangibilité du texte ensuite qui interdit le dialogue entre le maître et l’élève, et qui empêche la réponse immédiate face à la critique ou l’incompréhension. Au total, Socrate constate à juste titre que l’écriture est un dispositif technique de mise à distance, de médiation, de refroidissement et d’indétermination de la discussion.  Il souligne que ce nouveau dispositif ne garantit pas mécaniquement une augmentation des capacités intellectuelles. Et il indique subtilement la perte que représente la fin de l’âge d’or de la transmission orale.

Cette critique de l’écriture est en quelque sorte la matrice de toutes les critiques des technologies cognitives qui lui ont succédé. Bill Gates, Sergei Brink ou Steve Jobs sont semblables au dieu Theuth lorsqu’il vante son invention, et la critique des technologies de la culture de masse par l’école de Francfort fait écho au Phèdre de Platon. Ainsi Walter Benjamin dans « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », quand il démontre la perte de « l’aura » de l’œuvre liée à sa désacralisation et à la disparition de temps et de lieux séparés pour le spectacle.

Avec l’avènement de l’imprimerie, le débat se déplace vers ce qui sépare la culture du manuscrit de la culture de l’imprimé. La question de l’oralité reste prégnante puisque Marshall Macluhan défend l’idée que les sociétés d’avant l’imprimé sont encore des sociétés orales et que c’est l’imprimerie qui nous fait basculer  vers une civilisation où l’écrit est dominant, avec l’alphabétisation et la généralisation de la lecture silencieuse. Le manuscrit médiéval est rare, il est enfermé dans des lieux difficiles d’accès, les lettrés sont rares aussi, et la lecture à haute voix du manuscrit est la pratique dominante. Dans The printing Press as an Agent of Change, Elisabeth Eisentein conteste en partie ce point de vue : la lecture silencieuse et individuelle est déjà une pratique des savants et des lettrés avant l’imprimé, et la lecture à haute voix reste une pratique courante pendant plusieurs siècles dans les villes et les villages à cause de la faiblesse du taux d’alphabétisation. C’est ailleurs qu’elle identifie la rupture. Dans la pratique scientifique, l’intangibilité du texte améliore sa fiabilité, et l’accessibilité des documents liée à leur reproduction mécanique facilite la confrontation des points de vue et la construction des contradictions. Avant l’imprimé, il fallait d’abord localiser le manuscrit, puis le déchiffrer, s’assurer dans la mesure du possible qu’il n’était pas détérioré ni altéré car les moines copistes avaient la fâcheuse habitude de modifier ou de censurer les textes lors de la recopie en fonction de leurs idées ou de leurs préjugés, et si l’on désirait le conserver, il fallait le recopier. Le temps nécessaire au recueil de l’information est sans commune mesure avec et sans l’imprimerie. Et le savant dispose rarement d’un nombre suffisant de documents fiables pour travailler dans de bonnes conditions. L’imprimé, lui, permet de mettre sous les mêmes yeux, en même temps, au même endroit toutes sortes de matériaux divers que le savant peut analyser et confronter jusqu’à ce qu’il trouve une cohérence ou une contradiction. On peut examiner la révolution copernicienne à la lumière de cette analyse. Grâce à l’imprimé, Copernic peut confronter les multiples versions du système de Ptolémée, chaque auteur cherchant à résoudre une insuffisance du système et rajoutant de la complexité à l’ensemble, sans pour autant réussir à améliorer la fiabilité de la description du mouvement des planètes et du calcul de leurs trajectoires. Et il peut aussi apprendre que des auteurs comme Héraclide ou Aristarque de Samos ont défendu la thèse héliocentrique dans l’antiquité. Beaucoup d’historiens considèrent qu’il a été aussi influencé par des astronomes arabes et perses du moyen âge dont il a repris les démonstrations et les calculs dans ses travaux. Ainsi la révolution copernicienne combine l’observation et le calcul d’une part, la compilation d’une multitude de documents dont le nombre et la variété permettent au savant de s’assurer qu’il est loin d’être le seul à penser que la terre tourne autour du soleil et que d’autres avant lui se sont lancés dans la démonstration avec des succès partiels, tandis que les textes des tenants de la thèse du géocentrisme lui prouvent qu’ils sont dans une impasse scientifique. La pratique moderne de la science a donc pris appui sur ces deux caractéristiques, la diffusabilité et l’invariance des textes, pour créer un nouveau modèle de construction du savoir et inventer la figure du chercheur qui va se distinguer progressivement de celles de l’érudit et du lettré.

Aujourd’hui, Internet semble remettre en cause l’intangibilité du texte en encourageant des pratiques d’écriture collective et de correction permanente des documents dont Wikipédia est l’archétype. Dans La grande conversion numérique, Milad Doueihi l’analyse ainsi : «Internet a effacé la distinction  cruciale  entre auteur et lecteur d’une manière qui n’est pas envisageable au sein de la culture imprimée ; il a donc rendu au mieux suspecte et en définitive fragile, voire insignifiante, la matérialité de la page (en tant qu’indicateur possible de son unicité ou de sa spécificité). La page imprimée est relativement fixe. Elle est associée à une œuvre, à un auteur…. La « page » numérique est virtuelle et dynamique, et, si elle est souvent l’œuvre d’un auteur, elle est plus facilement appropriée par un lecteur qui peut la modifier, la reproduire dans un autre contexte, la transmettre en divers formats et versions. La page imprimée, dans la plupart des cas, doit sa signification à l’ordre linéaire qu’elle présuppose, à la temporalité de la lecture, qu’elle soit suivie ou fragmentaire. La page numérique… est spatiale, elle privilégie l’accès… Elle paraît être une page mais n’en est pas une, elle a une autre réalité et cette réalité permet – en fait, impose – des formes de lecture non linéaires. » (pp. 41-42)

Le caractère instable et variable du texte sur Internet est certes  compensé par l’archivage des versions antérieures,  mais cette pratique de l’enfouissement continu rapproche l’écran web du palimpseste, et la science documentaire de l’archéologie. Pour les communautés de chercheurs cette caractéristique du web autorise l’expérimentation de nouvelles procédures de communication et de délibération scientifique, comme le souligne Pierre Mounier dans son article sur le libre accès : « L’archive ouverte joue un double rôle : l’accès instantané de toute la communauté scientifique aux derniers résultats de recherche - c’est donc la vitesse qui joue ici - mais aussi la possibilité pour l’auteur de voir son article examiné et corrigé avant publication. L’archive joue donc bien un rôle de vecteur de circulation de l’information scientifique et en même temps de lieu où s’exerce l’évaluation par les pairs. » On voit ici comment la technologie cognitive transforme l’architecture du réseau de discussion scientifique, sans que l’on sache encore si cette transformation est marginale ou si elle peut participer, combinée à d’autres facteurs, à une mutation plus profonde de la production scientifique.

Car sur la science, les prévisions de bouleversement radical abondent. Prenons l’exemple du croisement et de l’exploitation des mega bases de données que les anglo-saxons synthétisent dans la formule « Big Data ». Les chercheurs utilisent de plus en plus la puissance de calcul des machines, le cloud computing et la disponibilité de gigantesques bases de données pour faire du séquençage ultra-rapide en physique ou en biologie, le séquençage des gènes notamment. Mais Chris Anderson va plus loin et prédit l’émergence d’une science sans hypothèse, sans modèle, pratiquement une science sans théorie parce que l’analyse aléatoire des megabases de données à l’aide d’algorithmes mathématiques produiront les corrélations et les modèles. C’est ce qu’il appelle l’ère du petaoctet. Il oublie au passage qu’il n’y a pas de donnée sans théorie et que toute interprétation d’une corrélation est une théorie. Chris  Anderson, et beaucoup d’autres auteurs comme lui, montre que les logographes dont parlait Thucydide ou le dieu Thet de Platon, ceux qui inventent les récits merveilleux pour charmer nos oreilles sont toujours parmi nous. Peut-être même plus qu’avant, car l’une des caractéristiques nouvelle de la révolution numérique est qu’elle produit sa chanson de gestes, son récit mythique en temps réel. Les gourous s’aventurent plus facilement que les chercheurs sur les chemins de la prospective et de la prévision, c’est pourtant d’une prospective sérieuse dont nous aurions besoin sur les mutations numériques.

La première moitié du dix neuvième siècle a vu la naissance de la presse quotidienne à grand tirage. Nous sommes toujours dans la culture de l’imprimé, et pourtant une transformation majeure est à l’œuvre : l’élargissement du réseau de la discussion politique et la construction de l’espace public moderne. Dans Discovering the News, Michael Schudson décrit l’ampleur de la mutation. Beaucoup de notions dont nous nous servons encore aujourd’hui sont construites par et pour la penny press : la nouvelle, l’actualité, le scoop. Le journalisme devient progressivement une profession, alors qu’il était une pratique amateur au siècle précédent.  Et surtout la presse populaire s’adresse à tous. Du moins à tous ceux qui savent lire. Qu’est ce qui différencie dans les années 1830, la penny press du reste de la presse américaine ? Un quotidien classique est vendu six cents dans une période où le salaire journalier moyen est de quatre vingt quinze cents. Et il est vendu uniquement par abonnement annuel, soit la somme de huit à dix dollars, tandis que la presse populaire est vendue au numéro, dans la rue, et pour un cent. Le tirage d’un quotidien classique ne dépasse pas les deux mille exemplaires dans une grande ville, son public est limité aux élites politiques et commerciales. Le contenu des informations correspond aux centres d’intérêt de ce public. Beaucoup d’informations sur les arrivées de bateaux dans les ports et la nature de leurs cargaisons, un éditorial de politique national très violent, quelques brèves politiques nationales très partisanes, pas d’informations locales. Un quotidien de la penny press atteint au contraire 15 à 20 000 exemplaires,  il s’adresse explicitement à tous et insiste sur le fait qu’il accepte toutes les publicités sans les sélectionner à partir de critères préalables de moralité ou de connaissance personnelle de l’annonceur. Le New York Sun explique dans son premier numéro que son objectif est de « Présenter au public, à un prix accessible à n’importe qui, toutes les nouvelles du jour, et en même temps d’être un medium avantageux pour la publicité ». Et contrairement à la presse classique, la penny press proclame son indépendance politique, voire son rejet de la politique et le souci de se placer du point de vue de ses lecteurs. En témoigne cette information politique publiée par le Sun le 9 décembre 1833 : « Les travaux du Congrès jusqu’ici ne présentent pas d’intérêt pour nos lecteurs ». Des entrepreneurs de presse ont eu l’intuition que les conditions sociales, économiques et technologiques de l’époque permettaient la constitution d’un réseau de lecteurs beaucoup plus vaste que celui de la presse traditionnelle, articulé à un modèle économique révolutionnaire : la combinaison de quatre sources de financement différentes dont le lien n’était pas évident, la publicité commerciale, les petites annonces, la vente au numéro et l’abonnement. A partir du moment où l’architecture du réseau social est constituée, un nouveau dispositif se met en place qui change le prix, la nature de la publicité, le contenu des informations et le style des journaux. Et cette révolution est à la fois technologique, commerciale et politique. La penny press fait entrer dans le débat public des citoyens qui auparavant se tenaient à l’écart. Elle construit, avec d’autres, un nouvel espace public. Quelles sont les forces à l’œuvre qui autorisent ce changement de paradigme ? L’alphabétisation bien sûr, la démocratisation de la vie politique (souvenons-nous qu’en 1830 en France le suffrage censitaire se traduit par un corps électoral de 100 000 personnes, et qu’en 1848 à la fin de la monarchie de juillet il sera passé difficilement à 200 000 électeurs), l’expansion de l’économie de marché avec des entreprises soucieuses de faire connaître leurs produits, et la croissance des classes moyennes urbaines qui désirent participer au débat public. Dans ce tableau, les technologies occupent une place significative quand on considère la conjonction  de la presse rotative, du télégraphe et du chemin de fer. La rotative pour produire des milliers de journaux chaque jour, le télégraphe pour transmettre les articles et communiquer avec les reporters, le chemin de fer pour transporter aussi bien les journalistes que les journaux.  Pour Schudson, ce ne sont pas les progrès techniques de l’impression qui sont à l’origine de la penny press, mais plutôt les entrepreneurs qui ont encouragé, financé et orienté les innovations. C’est dans ces journaux là qu’étaient installées les machines les plus récentes, ce sont eux qui ont utilisé les premiers le télégraphe pour accélérer la transmission. Dans cette interaction entre un changement technologique majeur et des innovations économiques et sociales souvent autonomes, la technologie cognitive occupe une place particulière. Elle n’est pas une cause parmi d’autres, elle est ce qui permet à plusieurs causes de se rencontrer et d’agir ensemble, selon la formule de Bruno Latour. Quelque chose permettant aux entreprises de faire de la publicité pour leurs produits aurait certainement vu le jour dans l’Amérique du dix neuvième siècle. Quelque chose permettant aux citoyens des classes moyennes de s’informer et de constituer une opinion publique se serait sans doute développé dans les grandes villes de la côte Est.  Mais ce quelque chose est devenu la penny press parce que des entrepreneurs se sont emparés d’une technologie cognitive pour nouer ensemble et faire agir de concert des politiques commerciales, des aspirations démocratiques, des progrès dans l’alphabétisation et des hausses de niveau de vie.

Examinons maintenant comment se construisent les catégories intellectuelles qui permettent de penser le nouveau dispositif  en prenant l’exemple de l’  « objectivité de l’information ». Si l’on veut élucider la genèse de la définition de la « nouvelle » comme la relation objective d’un fait, il faut la rapporter à l’apparition des agences de presse, elle-même liée à l’invention du télégraphe. En 1848, un groupe d’éditeurs de journaux crée, à New York, une coopérative, Associated Press, pour tirer parti de la vitesse de transmission du télégraphe et mutualiser les coûts du recueil des informations. A partir du moment où une agence de presse doit vendre des dépêches à plusieurs journaux dont les sensibilités politiques et les lignes éditoriales sont diverses, la neutralité de ces informations devient un enjeu commercial. L’agence offre le service original d’envoyer des reporters sur les événements pour les couvrir le plus rapidement et le plus efficacement possible. Les journaux sélectionnent ou rejettent la nouvelle, la réécrivent, la commentent ou la jugent. La division du travail entre agences et journaux offre une base matérielle à la distinction  entre faits et commentaires, qui sera au cœur de la représentation du journalisme moderne. La conception du  journalisme comme devant aspirer à l’objectivité se nourrit du dispositif technologique et organisationnel de la production de l’information.

Au risque de surprendre je dirai que la radio et la télévision n’ont pas considérablement élargi l’espace public qu’avait construit la presse écrite au dix neuvième siècle.  Leur contribution a été différente. Elles ont brisé les barrières qui séparaient différents cercles de discussion hiérarchisés au sein de l’espace public. La séparation entre presse sérieuse et presse populaire  reflétait la division de l’espace public en cercles de discussion politique séparés. Radio et télévision transforment les réseaux de discussions en les rendant plus perméables. Les cercles de discussion, autrefois séparés s’enchevêtrent. Cela ne veut pas dire égalité de tous dans la discussion politique mais affaiblissement de la distinction et des hiérarchies de statuts.  La télévision met sous les yeux de tous, au même moment le même message politique. Cette unité de temps, de lieu et de public a eu des conséquences considérables sur la manière de faire de la politique et sur le fonctionnement de la démocratie. Je ne donnerai qu’un seul exemple : jusqu’au milieu des années soixante, le crédit politique d’un gouvernant se jouait d’abord au Parlement, ensuite il s’est joué d’abord dans les médias, et dans ce média dominant qu’était la télévision.

Ce détour historique nous permet de mieux comprendre ce qui se passe de nos jours dans le processus de destruction créatrice que le web fait subir à la presse écrite, à la radio et à la télévision. Tout d’abord, Internet n’est pas un média supplémentaire qui vient s’installer aux côtés des médias existants pour cohabiter avec eux. Il a une capacité à les absorber et à les transformer en profondeur. La litanie des mots composés : presse web, web radio, web tv, IP tv, télévision connectée, social tv, l’illustre abondamment. Ensuite Internet est le principal, voire l’unique support des conversations politiques médiatisées, les autres se déroulant pour l’essentiel dans la sphère privée.  Le fait que ces conversations politiques soient numérisées et archivées transforme leur statut. Elles font de plus en plus l’objet d’études et d’analyses quantitatives et qualitatives, créant aux côtés des sondages d’opinion, une nouvelle catégorie d’information sur le sentiment des gouvernés dont la place dans l’espace public se dessine peu à peu. Outre le débat public en ligne, Internet apporte les moyens de ce qu’on pourrait appeler une mobilisation politique faible, en tous cas plus faible et moins contraignante que les deux modes traditionnels de la manifestation de rue et du militantisme partisan. Il abaisse le coût de la mobilisation politique aussi bien en termes de temps, que d’effort et même d’engagement, si l’on songe à l’anonymat de certaines interventions comme la pétition en ligne. Progressivement, on passe d’un monde où le nombre, la position et le statut des émetteurs par rapport aux récepteurs étaient clairement limités et identifiés à un monde plus flou où la frontière entre émetteur et récepteur s’estompe, où chacun peut être tour à tour auteur, éditeur journaliste, où le monopole de la parole légitime disparaît, où la bataille politique porte de moins en moins sur le contrôle de l’agenda politique et de plus en plus sur la captation de l’attention des citoyens. De manière très provisoire, car ce media n’a pas atteint la maturité, je dirai que la proposition politique d’Internet est l’inverse de celle de la télévision : ni tout le monde, ni en même temps, ni le même message. On peut se représenter un espace public très flexible où les réseaux de discussion font l’objet de recomposition permanente, où la mobilisation politique relève plus du spasme que de la durée : des réseaux faibles, mais capables dans certaines circonstances de monter jusqu’à l’incandescence, le parti pirate en Allemagne, Occupy Wall Street, les indignados de la Plaza del Sol ne sont certainement pas des produits du web, mais ils ont quelque chose à voir avec lui.

A l’issue de cette leçon, j’espère vous avoir convaincu des richesses que recèle la mutation numérique, même si je n’ai fait que survoler certains de ses aspects. Au début de son livre, Yves Jeanneret écrit  « Notre époque a acquis la certitude que quelque chose d’essentiel se déplace dans les moyens matériels de diffusion des connaissances, mais elle ne sait pas du tout quoi. » Il a raison. La tâche de tous ceux qui s’intéressent au sujet et se méfient autant des récits merveilleux que des récits apocalyptiques est d’explorer méthodiquement les mutations cognitives à l’œuvre dans la mutation numérique.

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