vendredi, septembre 07, 2012

Boullier contre la Multitude

Lorsque la rédaction d'Internet Actu m'a annoncé une critique radicale de L'Age de la multitude par Dominique Boullier, je m'en suis tout d'abord félicité. 

Bien sûr, les auteurs sont toujours satisfaits quand leur livre rencontre une très bonne réception dans la presse et le public. Mais Nicolas et moi avons en même temps parfaitement conscience d'avoir soulevé des problèmes énormes et laissé de nombreuses questions ouvertes, voire proposé des thèses sujettes à controverse. Nous aimerions approfondir ce travail grâce à un dialogue critique et constructif.
Dominique Boullier étant en outre un chercheur sérieux, cofondateur du laboratoire LUTIN, coordinateur scientifique du Medialab de SciencesPo, le débat s'annonçait donc passionnant.

Quelle ne fut donc pas ma surprise de découvrir un texte rageur, imprécateur, parfois confus et contradictoire, frôlant souvent le contresens plus ou moins volontaire, et sur lequel il est bien difficile de contre-argumenter. Je vous laisse en juger par vous-même.

Certains procédés sont même franchement regrettables. Exemple amusant : chaque thèse de notre livre qui ne convient pas à Monsieur Boullier est présentée comme une "affirmation" (donc fragile et non démontrée), alors que nous "concédons" ou "reconnaissons" (à regret sans aucun doute) les idées que l'auteur partage. Les expressions entre guillemets (comme "dans la pomme, tout est bon") ne sont pas des citations du livre, mais au contraire des formules inventées par l'auteur.
Certaines affirmations sont même des contrevérités flagrantes : dire que nous cherchons à dépolitiser la question, alors que nous écrivons en toutes lettres que "Internet est un projet politique" et que nous développons longuement le fameux "code is law" de Lessig ; dire que sommes dupes de toutes ces startups qui veulent "changer le monde", alors que nous expliquons au contraire à quel point c'est une méthodologie pour rechercher la disruption et donc le succès économique ; analyser notre appel à l'enseignement du codage comme un effet de mode alors qu'il est au coeur de l'émancipation de l'individu ; dire que nous n'avons pas vu le lien entre le numérique et la finance, etc.
De manière intéressante, des passages entiers du livre - ceux qui ne rentrent pas dans les catégories mentales du critique - sont tout simplement oubliés (le long développement sur le design, par exemple). Je ne prends pas non plus la peine de relever les tentatives de déqualification des auteurs : nous avons lu les livres que nous voulons, nous avons le droit de contribuer au débat, et les chercheurs de Sciences Po n'ont pas le monopole de l'intelligence.
Si des raccourcis nous sont reprochés, on pourrait d'ailleurs en soulever d'aussi importants (créer une catégorie générique appelée "la finance", mêlant indifféremment les venture capitalistes, la bourse, les fonds de pension, ou penser que Facebook estime avoir échoué parce que son entrée en bourse a été surévaluée, est d'une naïveté intellectuelle confondante).

Il m'a donc fallu plusieurs lectures pour comprendre ma difficulté à répondre à cette attaque en règle : elle vient en fait de ce que la critique entremêle de registres bien différents et ne cesse de passer de l'un à l'autre.
Certaines attaques sont clairement corporatistes (nous ne respecterions pas assez la recherche académique française, et d'ailleurs, les pôles de compétitivité ne le feraient pas non plus - ce qui est paradoxal quand on sait la part prise par Cap Digital dans le financement du LUTIN comme du Medialab de Sciences Po -). D'autres sont civilisationnelles (nous nous serions coulés dans un moule américain et ne respecterions pas assez le vieux continent), d'autres sont méthodologiques (pas conforme aux standards des publications en sciences sociales), d'autres sont clairement politiques ou idéologiques (nous ne nous insurgeons pas assez contre le nouvel ordre du monde). Ce qui conduit d'ailleurs très souvent ce texte à proposer sans vergogne deux reproches strictement opposés (nous serions dans une posture managériale au service des nouveaux monopoles, mais nous n'avons par ailleurs pas assez approfondi la description du nouveau marketing que permettront les études des traces d'utilisations...).
Le tout est marqué par des insinuations, des changements de registres et des méthodes qui prouvent que la LCR des années soixante-dix offrait à la jeunesse une formation méthodologique durable.

C'est donc au nom du respect que j'ai pour Monsieur Boullier et son oeuvre, et au nom de l'importance d'un vrai débat sur ces questions que je me force à dépasser cette agressivité, et que je fais l'effort de chercher le coeur de l'argumentation pour tenter d'y répondre. Monsieur Boullier, je ne vous traiterai pas comme un Troll (il ne faut jamais répondre aux trolls).

Si l'on renonce à la tentation de répondre point par point aux imprécisions, contresens ou manipulations, et que l'on essaye de cerner le coeur du propos, je pense qu'il se résume en un point central : nous nous serions fait les chantres d'une évolution mercantile d'Internet. Nous aurions de ce fait endossé naïvement le storytelling américain. Ce qui au passage nous aurait conduis à mésestimer l'importance des sciences sociales (notamment françaises, notamment celles de M. Boullier). Et aussi à gommer l'importance de nombreux mouvements collaboratifs, d'activistes, du logiciel libre, des contre-cultures, et - plus grave - à présenter comme fatale une évolution qui doit être combattue.



C'est un point intéressant. Il mérite débat et pointe même quelques vraies questions. J'y répondrai assez simplement :

1- Effectivement, le propos central du livre est opérationnel. Nous cherchons à comprendre -et à expliquer - comment se passent les choses actuellement. Et éventuellement à dégager quelques outils - de stratégie, de management, de politique publique - qui ont prouvé leur efficacité. Effectivement nous ne parlons pas en valeurs politiques ou morales. Ce que Monsieur Boullier présente comme des contradictions intrinsèques n'est que le reflet des contradictions du réel (que le réel soit complexe et contradictoire lui semble d'ailleurs insupportable). Qui peut nier que le numérique a à la fois libéré le désir de création et de contribution des individus, donnant forme concrète à la multitude, et en même temps créé des opportunités de prédation pour des acteurs qui captent cette valeur ? Les deux sont vrais, et en outre les "prédateurs" sont contraints de proposer des services à la multitude s'ils veulent en capturer la valeur. Il y a un accord global et tacite à l'échelle de la société. Et il est peut-être déséquilibré, c'est possible.
Il est vrai que la captation est la tentation centrale de ce nouvel ordre économique, tout comme le monopole était la tentation principale de l'économie industrielle. Et que nous devrons savoir la réguler. Mais en tout état de cause, c'est le monde dans lequel on doit jouer. On peut le regretter, mais on doit le connaître. Plus même, on n'a pas le droit de continuer à penser, ou à agir, sans avoir cette connaissance intime de la manière dont les choses se font aujourd'hui. Et je vais plus loin, même si nous nous délectons à fréquenter les auteurs, je pense qu'une connaissance adéquate de cette révolution exige d'être "expériencée". Il faut avoir codé, avoir travaillé dans une startup, jouer dans Twitter ou Facebook pour avoir une lecture adéquate de la situation.
Peut-être certaines de ces descriptions semblent-elles idéologiques à notre aimable critique. Et peut-être même a-t-il parfois raison, au sens où nous aurions dérivé de notre ambition d'objectivité. Nous affirmons par exemple la place prééminente de l'entrepreneur dans l'innovation. Cela choque peut-être le chercheur. Mais nous croyons profondément à cette analyse. Et non, l'entrepreneur n'est pas pour nous une figure du capitalisme (il faut d'ailleurs singulièrement ignorer la réalité des entreprises pour penser cela). La posture de l'entrepreneur, dans un monde marchand ou non marchand, c'est un point de vue sur le monde, une prise de risque.
Nous ne développons pas assez les expériences alternatives des mouvements hacktivistes et de l'internet citoyen ? C'est possible, bien que nous affirmions nettement leur rôle central dans la naissance et l'architecture profonde d'Internet. Je veux bien plaider coupable sur ce point. Mais - et là, je sens que je vais aggraver mon cas - je crois qu'il est temps de reconnaître que les Google, Facebook et Apple ont pris le contrôle sur l'économie numérique, et que c'est eux qu'il faut désormais analyser et - si on le souhaite - combattre.

2- Vous allez me dire "oui, tu nous fais le coup du thermomètre et de la température, OK, mais on sent bien qu'au fond tu les aimes bien". Eh oui, je plaide coupable de nouveau. J'aime l'époque que nous vivons. Je la trouve passionnante. J'y suis bien. Je suis plutôt confiant sur l'avenir, et même sur l'avenir de la France. Je n'aime pas les tonalités apocalyptiques, les accents technophobes, le mépris intellectuel pour les Américains ou le chauvinisme que je sens derrière cette charge. Je crois avoir claire conscience des enjeux sociétaux. Je donne beaucoup de mon temps, bénévolement, au service de l'intérêt général, chez Cap Digital, avec l'ARCEP ou la CNIL, ou ailleurs. Mais je pense au total que l'époque est intéressante et que nous pouvons l'infléchir dans la bonne direction. C'est le sens de la référence assez prégnante au traité De l'Efficacité de François Jullien qui semble intriguer M. Boullier. Il me semble préférable d'infléchir un mouvement en utilisant sa force propre que de poser des digues inutiles.
Et oui, je pense que la France, pour jouer sa partition, doit connaître ses forces. C'est un grave contresens que de nous accuser de capituler. Nous demandons au contraire un peu d'intelligence stratégique, pour que l'on cesse de vouloir copier les Etats-Unis et pour que l'on commence enfin à chercher comment utiliser nos atouts pour aborder les prochaines séquences d'innovation. Mais je pense en revanche que pour cela, on gagnerait à s'inspirer de l'énergie, de l'optimisme, de la confiance en la jeunesse que l'on sent à San Francisco, à Tel Aviv ou à Séoul. Les passions tristes - puisqu'on me cite Spinoza - ne mènent qu'à la ruine.

3- Est-ce que ce faisant nous abdiquerions devant un nouvel ordre du monde ? Est-ce que nous nous résignerions à un strapontin aux marges de l'Empire américain ? Ou à être submergés par les émergents - qui portent de plus en plus mal ce nom tant ils deviennent puissants. Je ne le pense pas. Je pense même le contraire. Je pense que nous pouvons les prendre à leur propre jeu. Je pense que nous avons tous les atouts : système éducatif et de recherche, envie d'entreprendre d'une jeunesse qui piaffe de ne pas être comprise par ce que Felix Marquardt, Mokless et Mouloud Achour qualifient de gérontocratie. Nous avons l'argent - une épargne dont Arnaud Montebourg vient de rappeler combien elle était mal orientée -, des infrastructures, des coeurs urbains riches de leur histoire, de leur patrimoine et de leur diversité sociale, des traditions industrielles, des savoir-faires. Nous avons tout mais il faut jouer dans la bonne partie. Il faut prendre acte du changement d'ère industrielle, et connaître les règles et méthodes actuelles.
On aurait pu nous reprocher des approximations dans cette tentative de décrire les nouvelles règles et de jouer avec elles. Un ami proche m'a ainsi reproché de m'enfermer un peu dans une tension entre l'ancienne économie industrielle et les "nouveaux barbares" et de ne pas voir tout un tiers secteur qui joue son rôle. Nous ne faisons qu'effleurer la question de la néoindustrialisation. Tous ces reproches auraient été fondés. Il y aura d'autres livres qui dépasseront celui-ci, et de toute façon, la réalité elle-même le rendra obsolète.

On peut nous reprocher toutes ces lacunes, mais il n'est pas acceptable qu'on nous reproche d'avoir essayé.

EDIT : Je change le titre initial (qui était "Sciences Po contre L'Age de la multitude", suite aux protestations d'amis qui y enseignent et qui regrettent d'être associés aux propos de M. Boullier).

6 commentaires:

  1. Je n'avais pas lu la "charge" de Boullier et la multitude est dans ma pile de livres en retard. Merci donc pour le lien.
    Intéressant comme cela sonne comme un écho à l'appel des 451 paru dans le Monde d'hier.
    Intéressant aussi comme l'idée développée par Boullier est une fin de l'Histoire, sans présager de la capacité de l'homme à évoluer; en oubliant - opportunément - que les Lumières furent amenées par un mouvement bourgeois, et la Révolution française de naître dans le sillon de la Révolution industrielle.
    Intéressant finalement de voir qu'il semble vous reprocher de n'avoir pas écrit un livre politique, au sens premier, lorsque vous décrivez un processus économique.
    Pour autant, à l'origine, était l'économie politique. Vivement un Age des complexités.

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  2. effectivement un peu dubitatif sur la pertinence de la critique. J'avoue que je n'ai pas le recul pour juger tout (notamment les nombreuses références à des travaux de socio, paye ton plaidoyer pro-domo), mais il y a des trucs comme
    "Le même examen serait possible pour l’internet des objets (fantasme d’ingénieurs), le big data, la robotique, l’abolition des frontières du corps et de la technique ou les villes du futur, remplies de capteurs… Toutes ces innovations sont usées, sont de vieilles visions des années 90"
    big data, une innovation usée ???? et ça marche comment google, fb, twitter, criteo...

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  3. finalement, je lirai bien ce livre pour m'en rendre compte par moi-même mais je n'en ai hélas toujours pas les moyens financiers.

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  4. "je lirai bien ce livre pour m'en rendre compte par moi-même mais je n'en ai hélas toujours pas les moyens financiers" on aura tout lu...

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  5. Je suis assez surpris par la personnalisation des propos de M. Boullier. Une odeur de reglement de compte émane de son article, un appels à tous les saints de la crédibilité pour mieux enfoncer votre livre. C'est étrange et son feedback à votre billet serait interessant.

    J'ai lu l'age de la multitude et il m'a beaucoup plu! Certes il n'explique pas le monde à 100% ;-) et certains concepts devront être affinés avec le temps et l'évolution en cours, mais je salue le courage d'écrire sur le présent, un art difficile - absolument nécessaire - et qui manifestement a dérangé.

    J'ai l'impression que la culture de l'expérimentation qui se dégage de l'ouvrage peut embarquer les théoriciens à sentir ce risque, physiquement, l'incertitude du 'mobilis in mobile', phénomène auquel ils ne sont pas habitués. C'est désagréable de changer de référentiel, et pire, de constater que les nouveaux référentiels, s'ils existent ne sont pas encore établis. Ca leur semble brouillon alors que c'est plutôt une approche utile pour identifier le vrai dans un monde illisible et rapide. Un choc des cultures ... qui pour le coup peut être passionnant, il donne corps et souligne la profondeur de cette bascule du monde vers le numérique.

    Un atome de la multitude ;-)

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  6. Bravo Henri pour cet éclairage et tant pis pour les anarcho-gauchistes qui ne savent que voir les choses en noir.....
    Cet ouvrage, cher Boullier a le mérite de dresser un panorama très pertinent même si sur la fin on aurait aimer une feuille de route mais que nous retrouverons dans "l'age des multitudes II" à venir bientôt je n'en doute point.
    Et sachez Boullier que la critique est flâtteur.

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