vendredi, janvier 17, 2014

Manipuler les foules ou s'allier avec la Multitude ?

(image : caloucalou)

Ce matin, j'intervenais, à l'invitation de Christophe Ginisty à la conférence Réputation War, dont le thème était, cette année "Foules sentimentales".

Un si beau titre évoque d'abord une jolie ritournelle, une belle chanson de Souchon. Une chanson sur les foules qui sont manipulées parce qu'elles sont trop sentimentales. Mais pour ma part, il m'évoque très vite la psychologie des foules, Gustave Le Bon et toutes sortes d'images inquiétantes... Cette bêtise profonde qui peut s'emparer d'un "mouvement de foule", sa capacité à devenir un feu dévorant, à lyncher...

La foule, c'est comme un animal sauvage. On peut jouer avec, mais jamais l'apprivoiser totalement. L'ambivalence de son comportement, nous n'avons chaque jour sous les yeux. Pour ne prendre qu'un exemple, il suffit de songer à la toute récente "affaire Dieudonné" : un déferlement médiatique, un déluge de billets de blog, parfois d'humeur, parfois très sages, la viralisation de nombreux articles et vidéo par tous les canaux imaginables, et un grand moment de contribution collective...
Sur la presse en ligne, qui demande en général à ses lecteurs de "réagir", ce fut un déferlement d'invectives, de formules à l'emporte-pièce, voire de haine pure. Et encore, nous n'en avons vu que ce qui passait les filtres de la modération. Si vous saviez ce qui a probablement été enlevé par toutes ces petites agences de modération qui passent leurs journées à filtrer nos forums de presse...
Regardez par exemple la discussion suite à ce court article sur Dieudonné, ici, sur Le Parisien. Et nous ne sommes ici que dans un exemple moyen, sans tension particulière. Regardez à l'inverse le sérieux, la précision et la rigueur des échanges, qui eux ne sont pas modérés, de la page de discussion à propos de l'entrée "Dieudonné" dans Wikipédia.

Dans ces deux exemples, ce n'est pas la même foule, ce ne sont pas les mêmes comportements, ce ne sont pas les même émotions.



Pour essayer de comprendre cette ambivalence, il faut sans doute sortir de l'imaginaire de la "foule". C'est d'ailleurs pour cette raison qu'avec Nicolas Colin, nous avions choisi le terme de "multitude", pour parler à la fois des individus (citoyens, consommateurs) et de leur dynamique d'ensemble.

Cette notion de multitude a une longue histoire, y compris en philosophie politique. Dans l'acceptions que nous en faisons, on peut la faire remonter à Spinoza. Comme le montre bien cet article de Jérôme Ceccaldi, Spinoza, qui se méfiait de la plèbe, de ses émotions et de ses impulsions, considérait en même temps qu'il n'y a pas de souveraineté en dehors de la multitudo. Et il introduisait déjà toute la composante de dynamique, de processus, de potentiel de cette multitude, et le rapport étroit qu'il y avait entre son comportement et les institutions. "Vouloir tout cacher aux citoyens, puis escompter qu’ils ne portent point cependant de jugements erronés et ne soupçonnent point le pire, c’est faire preuve d’une inconséquence extrême ! " (Spinoza, père fondateur de l'opendata !)
Spinoza, que l'époque découvre si proche, fut écarté au profit de Hobbes, de son "l'Homme est un loup pour l'homme" et de son Léviathan.
Il trouva cependant une postérité chez un philosophe contemporain, Antonio Negri, qui reprit ce concept de multitude pour tenter de dépasser la notion de "classe ouvrière", et d'introduire, là encore, cette dimension de dynamique, de subjectivités, d'intentionnalités qui caractérise les communautés humaines. Le tout est ici non pas la somme, mais la dynamique des parties, et c'est bien  le concept que nous avons voulu reprendre dans L'Age de la multitude.

Cette distinction n'est pas seulement philosophique. Trop d'institutions, trop d'autorités, se sont habituées à raisonner en termes de foule. Elles voient leurs clients, leurs usagers, la société, comme une espèce de masse indistincte et un peu inquiétante, qu'il faudrait toréer en bloc. Or cette masse est en fait structurée, traversée par des dynamiques. Elle a des valeurs, et des conflits de valeur. Des groupes d'intérêt et des parties prenantes. On y trouve des groupes qui développement des savoirs supérieurs aux nôtres. On y trouve des alliés.
Savoir nouer des alliances dans cette multitude est devenu une condition essentielle de réussite. Et c'est impossible à faire si on s'obstine à la penser comme une masse.

Et pour nouer des alliances dans la multitude, il faut des interfaces, il faut des processus, il faut surtout institutionnaliser certaines formes de relations.

C'est une question que nous nous sommes beaucoup posée en préparant la nouvelle version du site data.gouv.fr, puisque nous avons décidé de développer l'open data comme un outil pour la multitude, travaillé avec la multitude. Vous l'avez sans doute noté, désormais, sur le portail national d'open data, les citoyens, les associations, les chercheurs, peuvent enrichir la plateforme de leurs propres réutilisations et de leurs propres données, et contribuer ainsi à créer un savoir partagé et un bien commun informationnel.

Je reviendrai sans doute prochainement sur la méthode employée, que nous avons beaucoup réfléchie avec, notamment, Pierre Pezziardi qui a une grosse réflexion sur ces questions. Notons simplement  simplement qu'il faut tout un ensemble de dispositifs, mûris et testés, pour qu'une multitude ne se comporte pas comme une foule et puisse construire ensemble une oeuvre collective.
Il faut réfléchir par exemple aux interactions qui sont proposées. "Réagissez" fait appel à la passion, et quand on propose de "réagir" à un papier lui-même subjectif, on peut craindre le pire.
Il faut réfléchir aux règles de navigation. On se connecte à data.gouv.fr, on se connecte ou on affiche son adresse IP sur Wikipédia. C'est vrai aussi sur le forum d'un journal, mais justement, on le masque, on construit un faux sentiment d'anonymat et d'impunité.
Il faut des règles du jeu, car l'absence de pouvoir n'est pas synonyme d'absence de règles, et, au contraire, appelle probablement plus de règles encore qu'il n'y en a sous la férule plus ou moins aimable d'un despote plus ou moins éclairé.
Plus que tout, il faut trouver comme dans Wikipédia - tout comme dans d'autres magnifiques constructions collectives : openstreetmap, openfoodfacts, etc. - une communauté qui a forgé dans sa propre histoire des règles, des valeurs, des principes d'arbitrage. Et cette communauté, quand on sait l'associer, quand on est en dialogue loyal avec elle, quand on est dans une réelle logique de co-construction, devient aussi la garante, voire la gardienne, de l'éthique du site auquel elle a si ardemment contribué.

Comme les humains, et peut-être plus encore que les humains, les foules sentimentales réservent bien des surprises et menacent de leurs débordements ceux qui s'y frottent naïvement. Mais nous avons sous les yeux des dizaines d'exemples, dans le web social, dans le crowdfunding, dans de vastes projets collectifs, dans le monde du logiciel libre... qui nous montrent que Spinoza avait raison : il faut apprendre à  forger des institutions (y compris les simples règles du jeu d'un portail), qui poussent cette multitude à donner le meilleur.

EDIT : tiens, la conférence a été mise en ligne :

7 commentaires:

  1. multitude et foule ne seraient-elles pas toutes deux dynamiques? La foule serait comme un banc de poissons... mue par un desir commun, celui d'ecouter un concert, un meeting, un evenement quelconque... tandisque la multitude serait dynamique comme un gaz... dynamique au regard de chaque molecules de gaz qui le compensent et s'entrechoquent.

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  2. en réévaluant spinoza contre hobbes (certes à juste titre), n'évacues-tu pas un peu vite la question du gouvernement et du pouvoir?

    contre Gustave Le Bon, Élias Canetti, par exemple, dans "Masse et puissance" évoque très littéralement la *décharge* lors de la formation de la foule. Ceux qui ont participé à des grands mouvements de foule reconnaîtront cette émotion plus qu'ambivalente, faite de terreur, d'abandon à la toute-puissance et du pressentiment de la catastrophe. (cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Masse_et_puissance)
    j'avoue avoir été saisi par sa construction intellectuelle et la multiplicité de ses sources. Un souffle macabre règne sur l'ouvrage, mais en écho avec mes expériences personnelles ou mes intuitions.
    Assurément, cela fait partie du problème: ce sont les mêmes éléments qui composent la multiplicité wikipédia et la foule dieudonné ; on pourrait même formuler l'hypothèse que la deuxième existe parce que la première n'assouvit pas la pulsion de mort, ou que la première existe parce que la deuxième mène à la destruction de l'espèce...

    Au bout du compte, la distinction que tu établis entre 'foule' et 'multitude' me fait penser à celle que Foucault construit entre 'peuple' et 'population', dans sa leçon au collège de france du 18/1/1978 (cf. http://www.librairie-gallimard.com/9782020307994-securite-territoire-population-cours-au-college-de-france-1977-1978-michel-foucault/).
    Il analyse un texte de 1763 sur le commerce de grain. Pour éviter la disette, il faut que les gens se comportent "comme il faut", c'est-à-dire comme "membres de la population. Mais supposez que justement dans un marché, dans une ville donnée, les gens, au lieu d'attendre, au lieu de supporter la rareté, au lieu d'accepter que le grain soit cher (…), supposez qu'au lieu de cela, (…) ils se jettent sur les approvisionnements, qu'ils les saisissent même sans les payer (…), tout va s'enrayer (…). Eh bien, dit [le texte de 1763], (…) ces gens n'appartiennent pas réellement à la population. Qu'est-ce qu'ils sont? Eh bien, c'est le peuple. Le peuple, c'est celui qui se comporte par rapport à cette gestion de la population (…) comme s'il se mettait hors d'elle, et par conséquent c'est eux qui, en tant que peuple refusant d'être population, vont dérégler le système." (p. 45).

    je crois comprendre que pour toi la multitude est à mi-chemin entre peuple et population. Elle partage avec l'une la capacité de se conformer aux dispositifs, et avec l'autre la capacité de dérégler le système, à subvertir les dispositifs anciens, à les détourner --- voire à en créer des nouveaux d'elle-même.

    désolé pour la longueur du commentaire, le temps m'a manqué pour faire plus court ;)
    sb


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  3. Pour rebondir sur le passionnant commentaire de Serge, je rapprocherais ça également d'un effet de foule très caractéristique d'Anonymous - qui apparait lors de la réunion d'un groupe 'collaboratif' où personne n'a d'identitié affichée : le 'herd effect'...
    http://en.wikipedia.org/wiki/Herd_behavior

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  4. Je développe un peu mon commentaire posté sur FB : "Bigdata comme arme spéculaire".

    "S'allier avec la multitude" dis-tu, Je crois comprendre que cela veut dire pour toi que cette multitude doit s'allier avec elle-même (?), non pas qu'il existerait un extérieur à la multitude ; sorte de position éminente et surplombante, garante auto-investie de l'ordre et de la paix, qui pour assurer sa mission et sa position, devrait trouver impérieusement des formes d'alliance avec elle.

    Ta formulation, si elle était comprise dans ce deuxième sens, flatterait probablement ceux qui feignent de faire partie de l'élite : les vaniteux sont les derniers à mériter d'en être. Elle constituerait pour les autres une violence symbolique de plus à leur encontre, qui grossirait encore les rancœurs accumulées sous le couvercle de leur cocotte-minute déjà chauffée à blanc, celles-là même qui menacent en retour les premiers de violences que ceux-ci sont sensés prévenir.

    Comment sortir de jeu de chiens de faïence ? La malédiction est que le la technologie s'est aujourd'hui immiscée entre les deux camps de manières fractale, à un point que Spinoza, Hobbes, Le Bon ou Caneti ne pouvaient sans soute pas prévoir.

    Nous sommes abreuvés de discours pharmacologiques ; la sous-veillance serait le remède de la surveillance, l'open celui du privatif, etc. C'est mesure et contre-mesure, et dans ce jeu l'arme toujours, triomphe.

    Un autre voie consisterait à tourner nos regards vers les mécanismes de la violence pour trouver à les déminer. C'est un voie proposée par René Girard par exemple, mais il me semble que certaines découvertes des sciences cognitives permettraient d'aller plus loin. Surtout, à mes yeux, elles permettraient de nous extraire des gangues de prophéties sombres agitées par les "banquiers de la pensée".

    http://perspective-numerique.net/wakka.php?wiki=BanquiersDeLaPensée

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    1. A Olivier.
      J'aime bcp ton point de vue.
      Dans ces lignes, je ne parlais pas de politique générale, mais simplement, très concrètement, des institutions, quelles qu'elles soient, qui pensent pouvoir jouer avec la foule en croyant pouvoir oblitérer leur caractère composite, désirant, dynamique et structuré.

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    2. Voilà ! Le miroir - l'arme spéculaire- , est à double face et reflète des deux côtés. Il ne faut surtout pas croire qu'il y a des de populations différentes de part et d'autre. Il faut apprendre à le dompter car c'est lui la bête qui pourrait trancher notre modeste foule.

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  5. Excellent article. Mais ce qui me préoccupe, c'est que cette conclusion "il faut apprendre à forger des institutions (y compris les simples règles du jeu d'un portail), qui poussent cette multitude à donner le meilleur" n'est pas si nouvelle, je crois. En tout cas, je plaidais en ce sens à diverses occasions dans les années 2005-2007, sans avoir l'impression d'être très original, "versac" s'exprimait dans le même sens, etc. Or, ça ne passe pas, ça gêne — j'en ai un exemple tout frais au cours d'une mission pour une direction générale que j'invitais à importer des outils et méthodes permettant le travail coopératif "2.0" entre ses collaborateurs.

    data.gouv a sans doute bénéficié du fait que son responsable est un professionnel de l'iconomie, mais cette situation est rarissime.

    Bref je serai preneur de bonnes nouvelles sur : "dans quelles conditions ce message, 'la construction collective demande une organisation spécifique', est accepté et fécond".

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