lundi, décembre 06, 2010

Wikileaks : pour un retour au droit commun

On en a parlé tout le week-end, avec pas mal d'amis, alors j'ai envie à mon tour de poser quelques idées sur l'affaire Wikileaks .

Wikileaks nous propose une variante moderne de la question fondatrice de la démocratie : Qui custodiet ipsos custodes ? Qui garde ces gardiens ? Qui surveille ces surveillants ? Et elle prouve aussi que la classique séparation des pouvoirs, telle que l'a notamment élaborée Montesquieu, ne suffit plus tout à fait dans un monde de communication de masse. Certains pouvoirs ont désormais une telle capacité à façonner l'information qu'il va falloir inventer de nouveaux contre-pouvoirs et de nouvelles régulations.

Autant le dire tout de suite, je n'ai pas une grande sympathie pour Wikileaks, ce site qui met en ligne des centaines de milliers de documents classifiés. Trop centralisé, trop de jouissance égotique, et un poil paranoïaque, du fondateur, Julian Assange. Trop procureur, trop imprécateur. Trop asymétrique, aussi, trop aisément manipulable : qui nous dit que M. Assange n'a pas enlevé quelques documents dans le lot qu'il diffuse ? Ou qu'il ne choisit pas ses cibles en fonction de quelques agendas connus de lui seul ?

En même temps, il est plutôt amusant d'assister à un débat à front renversé, dans lequel les détracteurs les plus acharnés de Wikileaks recouvrent globalement les gens les plus prompts à dégainer le fameux "ceux qui n'ont rien à cacher n'ont rien à craindre", tandis que les plus fervents défenseurs  de la vie privée semblent tenir Assange pour un Robin des bois moderne.



Je n'ai pas non plus de fascination particulière pour la culture de la transparence. Comme l'a brillamment expliqué Hubert Védrine l'autre soir, dans une émission tardive et confidentielle, la civilisation elle-même est l'organisation de certains secrets. Secret médical, secret professionnel, secret de la correspondance, secret diplomatique, secret de la confession... Nous perdrions une belle art d'humanité en y renonçant. Nous assistons d'ailleurs à quelques dérives inquiétantes de ce point de vue.

On ne saurait  pourtant se limiter à ces considérations lénifiantes. il y a au moins trois types de secrets qui sont inacceptables :
- le secret qui dissimule le mensonge. Il y a quand même une bonne quantité de saloperies, souvent gouvernementales, qui n'auraient pas été assumées en pleine lumière. Et comme par hasard, ce ne sont pas souvent les plus efficaces sur les plans stratégiques et diplomatiques ;
- le secret sur un tiers : ce qui rend certains secrets intolérables, c'est quand les détenteurs d'un savoir sur autrui se liguent pour le lui dissimuler. Certaines informations appartiennent de plein droits à ceux dont elles parlent et aucun secret ne se justifiera jamais ;
- le secret qui étouffe les donneurs d'alertes. Les premiers à détecter la nocivité d'un produit, la fraude d'une institution, le danger d'une procédure sont bien souvent écartés comme gêneurs, menacés, réduits au silence. Les protéger, et plus encore leur donner droit d'expression est un impératif complexe mais incontournable. Je me souviens d'ailleurs de belles réflexions à ce sujet du Comité d'éthique du CNRS.

Face à de telles préoccupations, un projet comme Wikileaks peut se révéler déterminant, sauf qu'il conviendra de lui opposer à son tour la fameuse question : Qui custodiet ipsos custodes ? Qui surveillera Julian Assange ? 
Et notamment, qui nous garantira que M. Assange lui-même n'est pas partiellement manipulé ? Car il a tout d'un idiot utile, le gaillard. Il accumule des documents justifiant une attaque préventive contre l'Iran. Il justifie, par ses outrances, tous les tours de vis sécuritaires et toutes les entraves à la liberté d'expression sur Internet. Il offusque les braves gens et transforme même la toile en instrument d'atteinte à la sûreté des personnes et des Etats. La liste des installations surveillées, diffusée aujourd'hui, par exemple, offusque le bon sens. C'est quand même la liste des meilleures cibles pour un attentat.
En fait, je n'aime pas trop Wikileaks parce qu'à toutes ces questions, il ne propose pas une réponse très "Internet". Il y a là un centralisme, un culte du héros, une opacité des processus qui ne sont pas très modernes. Je suis certain qu'on pourra faire mieux. Et j'attends beaucoup du site dissident qui nous est promis par d'anciens compagnons de route de Julian Assange lassés de son autoritarisme.


 Malgré toutes ces nuances, j'ai quand même une conviction assez forte : l'affaire Wikileaks doit rester une affaire de droit commun. Les gouvernements de tous poils doivent résister à la tentation d'embastiller Julian Assange sans autre forme de procès.

Depuis les premières grandes fuites organisées, on a assisté à tout, et donc au pire. Je ne parle même pas de l'appel au meurtre de Julian Assange par cet universitaire Canadien. Je parle des deux accusations de viol qu'il a reçues en Suède une semaine après la mise en ligne des premiers documents. Des hébergeurs qui le lâchent. des Ministres qui le déclarent personna non grata sur le territoire. Des systèmes de paiement électronique qui le plantent. De la disparition de son URL du DNS (le plus grave, à mon sens, car ça ressemble aux photos truquées par les Staliniens).

La question, pourtant, devrait être simple. Où Wikileaks a fait une faute de droit commun, vol, recel, diffamation... et le droit commun doit être appliqué. Où ce n'est pas le cas, et il faut le laisser en paix. Ou, encore, Wikileaks a mis le doigt sur des failles monstrueuses du droit commun, et il faut mettre le droit à jour. Mais toutes ces méthodes barbouzardes ne sont que nouveaux reculs de la démocratie.

Comme le dit Pierre Chappaz sur son blog, la première infowar a commencé. Elle sera fondatrice. J'espère que tous ceux qui nous proclament que la civilisation est menacée travailleront à construire une civilisation acceptable. Une civilisation qui protège les victimes plus que les bourreaux, et où il est possible de tirer le signal d'alarme sans le payer de sa propre liberté.

3 commentaires:

  1. Il n'est pas accusé de viol en Suède mais de "Sexe par surprise", concept innovant du droit suédois )))

    http://www.dailymail.co.uk/news/worldnews/article-1307137/Supporters-dismissed-rape-accusations-WikiLeaks-founder-Julian-Assange--women-involved-tell-different-story.html

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  2. Je m'interrogerais plutôt sur la méthode de déballage médiatisé d'Assange plutôt que sur la question du secret. Le logo de Wikileaks, un sablier, promettait un écoulement fluide, grain par grain et dans le temps, d'informations et nous nous sommes retrouvés enfouis sous une dune. Là l'occasion de développer une véritable agence d'information indépendante respectée des médias et crainte des gouvernements, il ne nous reste plus que les éclaboussures de gros pavés balancés dans la mare. Internet le permettait, Juju face d'ange l'a fait, et il est encore bien trop tôt pour en estimer l'impact et les conséquences. Piqûre de moustique sur une peau d'éléphant ou mise en orbite d'un nouveau type de journalisme il semble clair que chacun aura vu et verra encore longtemps midi à sa porte.

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  3. Dans cette affaire, ce sont encore les réactions qui m'intéressent le plus. Il est fascinant de voir se ranger dans le même camp des gens tellement différents : Hubert Védrine dans le camp de Sarah Palin, Éric Zemmour du côté de Noam Chomsky,... Bien sûr, pour des raisons apparemment bien différentes, mais tout de même.
    Je note en revanche que le public qui ne voit le monde qu'au travers du journal télé ne dispose pas des informations nécessaires. J'ai discuté de Wikileaks avec de nombreuses personnes ces jours-ci et j'ai été étonné de leur manque de conscience des enjeux, cette "infowar" est comme la guerre en Afghanistan : on ne se sent pas trop concerné. Comme souvent dans un débat contradictoire, le public attend qu'une opinion médiane, raisonnable, se dégage, seulement cette fois, ça ne semble pas vraiment possible.

    Tiens, je découvre que l'article du Washington Times (qui n'est ni le NY Times ni le W Post, mais un quotidien conservateur lancé par la secte Moon) qui appelait au meurtre de Julian Assange et se terminait par "Kill Him !" a été amputé de cette dernière injonction : http://www.washingtontimes.com/news/2010/dec/2/assassinate-assange/

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