dimanche, mai 08, 2011

La Valeur écartelée


Le Think Tank de l’Institut Télécom a reçu l’autre jour un intervenant passionnant : Laurent Gille, économiste à la culture profonde, anthropologue à ses heures, sociologue parfois, auteur entre autres de livres comme Les Dilemmes de l’économie numérique, ou Aux sources de la valeur : des biens et des liens.

L'un des constats - surprenant - de Laurent Gille est que la civilisation numérique naissante semble parfois remobiliser certains des principes de l’ordre prémarchand.

Il faut d'abord se rappeler que les sociétés humaines n'accordent pas seulement de la valeur aux choses - ce que regarde l'économie - mais aussi aux individus et à d'autres choses "non négociables'. Et si la théorie économique s’est centrée, construite peut-être, sur l’analyse de la valeur des choses, celle-ci n’explique pas, et de loin, l’ensemble du fonctionnement de nos sociétés.



Comme l’ont montré de nombreux auteurs, Louis Dumont, Norbert Elias, Karl Polyani, le primat de l'économie dans nos sociétés est une chose assez récente à l'échelle de l'histoire de l'Humanité. Notre civilisation a connu, à partir du XVIIIe Siècle, une grande rupture les faisant passer d’un ordre ancien, prémarchand, holiste, fondé sur le partage, le don ou l’honneur, à un ordre nouveau, marchand, fondé sur l’échange, la propriété et l’équivalence économique.

Deux ou trois siècles, à l’échelle de l’humanité, ce n’est pas beaucoup, et il n’est pas certain que ce nouvel ordre soit encore parfaitement stable.


L'ordre ancien nous est encore accessible, à travers l'anthropologie, mais aussi, plus aisément probablement, à travers la littérature et notamment la tragédie.
Dans cet ordre, le groupe a le primat sur l'individu. L'ordre social est premier et se garde de l'individualisme. Les codes d'honneur sont essentiels. Si je convoquais Girard, ce que ne fait pas Laurent, je dirais que ces sociétés s'attachent essentiellement au maintien d'une sorte de stabilité. L'individualisme est combattu. La propriété, qui va avec l'individualisme, est peu investie. Elle est même un peu menaçante. L'équivalence économique entre les objets, qui libère la convoitise, est freinée.
Les codes d'honneur, par exemple, sont essentiel. Le partage, le don et le contre-don sont des modalités importantes des échanges entre les individus. L'alliance au sein du groupe est forte, et permet de résister à une nature dangereuse et menaçante. Mais c'est aussi une société profondément inégalitaire. Une société dans laquelle un pouvoir très présent, et souvent arbitraire, alloue les biens en fonction de la valeur des individus.
En revanche, la liberté des désirs est grande. Esclave de son rang et de ses alliances, l'individu est libre de ses actions. Elle se méfie des désirs, dont Girard a montré qu'ils engendrent une escalade mimétique. Elle limite donc la convoitise, ce qui en fait paradoxalement des économies de l'abondance, puisque les désirs sont très limités.


L'essor de nos sociétés marchandes, à la fin du XVIIIe Siècle, marque donc une profonde rupture idéologique. Elle se fonde sur la propriété, sur la construction d'une représentation économique de la valeur des choses, qui permet d'atténuer la valeur des individus - laquelle n'est pas investie dans les échanges. C'est un modèle puissant, notamment sous l'angle du développement économique. C'est un modèle qui permet l'essor d'un humanisme et d'une représentation de l'égalité de tous les individus, et probablement des démocraties. Il n'est en rien condamnable.
Mais en revanche il lance un vaste processus de marchandisation du monde, et d'aspects de plus en plus variés de la vie sociale et de l'intimité des individus, qui s'est considérablement accéléré avec l'essor de la société de consommation.


De manière intéressante, un grand nombre d'aspects des usages d'Internet, et surtout avec l'essor du web social, semblent avoir repris spontanément certains des principes de l'ordre prémarchand. L'économie de la contribution, la valorisation de statuts symboliques, l'organisation de la circulation des choses, l'essor de formes parfois sauvages de contrôle social... tous ces aspects de la "culture numérique" résonnent de manière familière à l'anthropologue.


Ce constat est intéressant parce que, pour Laurent Gille, ces deux ordres ne peuvent que se combattre. Ils s'excluent mutuellement. Et nombre des incompréhensions qui entourent l'émergence des pratiques autour d'Internet prennent un sens nouveau si on les analyses à l'aune de cette incompatibilité des deux systèmes. Une nouvelle articulation de ces deux régimes (celui qui produit de la considération, du rang, et celui qui produit de l'utilité, de la valeur) va devoir être construite.
Peut-être le marché, qui a fait la preuve de son efficacité, reprendra-t-il ses droits dans le monde numérique. Mais peut-être aussi que cette communauté mondiale, qui enjambe les Nations, qui est saturée de symboles, d'avatars, de nouvelles stratégies d'alliance, de confiance, de nouvelles pratiques collectives et de nouvelles formes de contrôle social, peut-être est-elle en train de rechercher confusément un nouvel équilibre, une autre manière de tracer la ligne entre ce qui s'échange et ce qui ne s'échange pas, entre ce qui se contracte et ce qui ne peut pas être contractualisé, entre ce qui se négocie et ce qui est non négociable.

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1 commentaire:

  1. très intéressant. mais juste un point qui me fait tiquer : "la valeur des choses, qui permet d'atténuer la valeur des individus". un individu n'a pas de valeur intrinsèque. et philosophiquement, il est l'égal d'un autre individu. seul son travail a de la valeur. la propriété, son exploitation, celle du travail puis du capital ont de la valeur.
    le problème se pose à mon sens lorsque l'ultime valeur devient la pi, son exploitation, et la spoliation du bien commun intelligence. dès lors, les échanges sociaux qui fondent la société peuvent être privatisés (un lien social du type préter un CD par exemple), et le marché transforme l'acte symbolique de la vie en société (reconnaissance, don, contre-don..) en échange marchand. et c'est là que le bat blesse. nous sommes toujours humains.

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