samedi, octobre 08, 2011

Steve Jobs au Panthéon ?


Hier soir, un ami, que je respecte énormément m’a envoyé la question suivante : 
« Que la mort d'un champion du marketing (Steve Jobs) soulève une telle émotion planétaire et des actes de dévotion (cf. les déclarations d'Obama, les comparaisons avec Martin Luther King, les manifestations jusqu'en France...), bien supérieurs à celle que provoquerait la mort de n'importe quel grand scientifique, penseur,  écrivain ou  politique, drôle de symbole du monde actuel, ne trouves tu pas ? Ca fait réfléchir...  ? »

Je ne partage pas du tout l’idée que Steve Jobs n’aurait été qu’un as du marketing. Et je ne trouve pas choquant qu’il accède au statut de "grand homme", à l’égal d’un grand chercheur ou d’un grand artiste.
Mais je trouve en même temps la question très légitime. Il est compréhensible qu’un esprit humaniste puisse prendre cette réaction unanime pour un symptôme supplémentaire de la marchandisation du monde. 
La question mérite d'être posée. Elle est d'ailleurs brillamment dans cet article de la Harvard Business Review qui nous rappelle que Ralph Steinman, l'un des trois lauréats du prix Nobel de médecine de lundi dernier est décédé la semaine dernière dans l'indifférence générale.

Je suis bien sûr ébahi et choqué par l’hystérie de certaines réactions. J’ai été estomaqué par les temples à Steve qui fleurissent devant les boutiques Apple, comme je l’ai vu tout à l’heure, à Londres. Et je pense comme l’a dit @loic qu’il n’aurait pas du tout aimé tout cela. 

Je ne suis pas non plus ignorant des graves questions que pose le pouvoir  croissant d’Apple : un système propriétaire, fermé, un contrôle drastique et unilatéral des contenus accessibles sur le AppStore, un quasi monopole sur la vente de musique en MP3 et surtout une stratégie dont j’ai parlé dans un autre article qui met Apple au rang de ces nouveaux géants barbares en position de s’imposer dans la course à la captation de l’initimité des clients et au monopole de la relation efficace. 
Apple, Google, Facebook sont tous trois en position de capter une part importante du web à leur profit, de le travailler dans le sens de leur seul intérêt. Ce n'est pas rassurant. Ce n’est pas le web que nous voulons.

Mais ces inquiétudes stratégiques, pas plus que ces débordements émotionnels, n'empêchent pas que Steve Jobs a été un « grand homme », un exemple pour beaucoup, qu’il a changé la vie des gens et que nous aurions beaucoup à apprendre de son oeuvre. L’honnête homme d’aujourd’hui ne doit plus seulement connaître les Vies de hommes illustres de Plutarque, il devrait aussi connaître et méditer la vie et l’oeuvre de créateurs de ce gabarit.


Il a d’abord changé -même un peu- la vie de centaines de millions de gens. On ne peut plus aujourd’hui prendre le métro, le train, ni même marcher dans la rue sans tomber sur quelqu’un utilisant I-Phone, I-Pad, I-Pod ou MacBook. Ces objets qui nous accompagnent et nous touchent – au sens le plus physique – sont devenus beaux, pratiques, personnalisables.  Ces produits ont mis l’élégance et la puissance dans d’innombrables poches, comme si nous avions tous droit à notre Ferrari. Ces produits ont été si faciles à adopter qu’ils ont rompu la malédiction d’une transformation numérique réservée à la « Y generation » pour atteindre tous les publics. Des millions de grand-mères envoient, à chaque vacances, des photos de leurs petits-enfants d’un simple clic.
Et ce n'est pas rien. Si le monde avait évolué autour du PC que nous connaissions dans les années 90, il serait un peu moins beau, un peu moins fluide et les relations y seraient un peu moins faciles.

Pour ceux qui s’intéressent à l’innovation et qui suivaient le personnage, il y a beaucoup plus. Steve Jobs incarnait une philosophie de l’entreprise et de l’innovation qui a inspiré tous ceux qui s’y sont intéressés.
Alors que certains, en France et ailleurs, semblent bloqués sur les stratégies industrielles dépassées (vision exclusivement technologique du progrès, études de marché, prêt à penser stratégique, etc.), Steve Jobs incarnait le modèle enthousiasmant d’un homme qui suivait ses passions et ses convictions. 
Il avait commencé en quittant l'Université pour n'apprendre que ce qui le passionnait. Il avait de ce fait fondé le succès de son entreprise sur des dimensions complètement nouvelles : la continuité et la qualité de l’expérience utilisateur, le respect du design, l’intégration rapide d’innovations multiples... C'était un passionné de dessin et de typographie, capable d’improviser une conférence de deux heures sur le designer Paul Rand. C'était un homme curieux qui continuait à assister discrètement, en auditeur libre, à certains cours de Stanford. C'était un visionnaire inspirant, capable de faire une conférence aux étudiants de Stanford qui a fait le tour du monde : "Stay hungry, Stay foolish".



C'était un homme, aussi, qui se méfiait comme de la peste du marketing en affirmant que ce n’est pas le travail du public de savoir ce qu’il veut. It’s not the consumers’ job to know what they want.., comme le rappelle John Markoff dans un long article confié au New-York Times. A l'heure où la priorité est donnée aux sondages et aux "core groups", ou toute décision est frileusement pesée à travers des indicateurs myopes, il privilégiait le geste créateur, l'innovation, la création, la prise de risque, le geste fort. Ce qui nous manque tant aujourd’hui. C'était apparemment aussi un homme qui, guidé par l’amour d’un métier, a foulé aux pieds toutes les leçons de stratégie des hommes en gris des business schools, et qui a assumé les parti-pris qui lui ont permis d’être réellement différent.
Et s'il n'était pas réellement comme cela, cela ne change rien : on ne s'intéresse pas à l'intimité des icônes, mais à l'image et au message qu'ils renvoient.
Pour les entrepreneurs et les innovateurs, il fut donc naturellement une figure d’inspiration et d’encouragement. Pas un d’entre nous qui ne se soit demandé, un jour ou l’autre, ce qu’il pouvait tirer de son exemple.
Comme d'habitude, The Onion synthétise ce sentiment dans sa veine satirique habituelle en titrant "Last American who knew what the fuck he was doing dies" ("Le dernier américain qui savait ce qu'il faisait, bordel, est mort"). Et l'article de prêter à Obama cette déclaration : 
This is a dark time for our country, because the reality is none of the 300 million or so Americans who remain can actually get anything done or make things happen. Those days are over.

Mais cette lecture n’explique probablement pas les autels à Steve Jobs qui fleurissent devant les boutiques Apple et qui t’irritent, mon ami (et moi aussi ils m’irritent). Pas plus à mon avis qu’on ne peut expliquer cette émotion collective par le consumérisme ambiant.
La même vague d'émotion a déferlé, il me semble, à la mort de Lady Diana et de Jean-Paul II. Elle fut aussi forte, mais sans doute de nature différente à la mort de Michaël Jackson.


Quand une émotion est ressentie par autant de gens, on peut ne pas partager cet unanimisme, mais on aurait grand tort de le réduire à la bêtise d’une époque. De tels mouvements parlent toujours de quelque chose d’important. 
Peut-être d'abord saluent-ils l'icône d'une époque, parce qu'ils perçoivent confusément que disparaît avec elle le marqueur d'un moment, une sorte de mythe comme les aimait Barthes, qui les transportera toujours dans le souvenir d'une époque. 
Qui peut voir aujourd'hui la photo du MacIntosh Classic sans retrouver les émotions et les sensations qu'il avait à cet âge ?


Peut-être aussi ces icônes incarnent-elles leur époque parce qu'elles épousent et expriment parfaitement l’expression de ses aspirations inconscientes mais structurantes


Nicolas Colin m’a envoyé hier soir un excellent article intitulé "What Steve Jobs Unterstood that our Politicians don't", qui propose une remarquable explication de ce qu’a été cette aspiration. 
Il souligne en particulier que Jobs a compris, avant tout le monde, un besoin d'autonomie et de personnalisation qui allait caractériser l'époque et que l'on sent à tous les niveaux dans les produits Apple : tous ces paramétrages, qui ne plantent jamais la machine, toutes ces Apps, que chacun télécharge comme bon lui semble, toutes ces connexions, qui marchent du premier coup. Mais il montre qu'il avait compris, en même temps, combien cette individualisation appellerait la création de nouvelles formes de communautés. Et il salue surtout la manière dont il a refusé de considérer cette double aspiration comme une simple contradiction et dont il a réussi à découpler les paramètres pour les travailler tous les deux.

Si seulement, poursuit Matt Baï, les politiciens savaient sentir aussi bien les aspirations des peuples et savaient procéder aux mêmes découplages. Si seulement ils osaient séparer la sécurité sociale du travail salarié, par exemple.




Jobs n'était ni un héros ni un saint - nul ne le prétend -, mais ce n'est pas parce qu'il nous a vendu des objets que c'était un marchand de soupe. Même quand elle est un peu ridicule, il faut faire confiance à l'émotion des foules, et je peux te promettre, mon ami, que les fleurs ne recouvriront pas les vitrines de beaucoup d'autres enseignes dans les années qui viennent. 

Alors je ne demande pas le Panthéon pour Steve Jobs, mais je ne crois pas non plus qu'il faille s'irriter de l'hommage des foules.


Ce n'est pas le marchand que les gens saluent ces jours-ci, mais le créateur. Et sur ce plan, il a bien mérité de l'humanité.




PS : la vignette qui illustre cet article, qui a fait le tour du monde en quelques heures, est le fruit du travail de Jonathan Mak, un designer de 19 ans, étudiant à Hong-Kong...

5 commentaires:

  1. iStone

    Qui pour succéder à ce monstre sacré de l'informatique en liberté ?
    Personne...
    Je ne vous le fais pas dire... qui peut mieux faire ? Personne...
    Je ne vous ai rien dit mais je vais tout vous dire...
    J'ai entre les mains l'invention qui dispense de toutes les inventions...
    Qui va réconcilier les fins que l'on vise et les moyens dont on dispose!
    L'objet qui se moque de tous les objets ... l'appareil à nul autre pareil...
    Je l'ai baptisé : l'I Stone... il fallait y songer... stone... le monde est stone!

    http://www.lejournaldepersonne.com/2011/10/istone/

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  2. Très bonne analyse et rétablissement de la réalité entre "simple industriel, as du marketing" comme le perçoivent certains et son statut de véritable créateur visionnaire.

    J.Colombain

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  3. La conclusion en fin de page : Un fanboy Apple qui écrit un article...

    Steve Jobs n'est pas un inventeur, au mieux c'est un créateur. Et encore, les personnes qui créées les produits Apple, ce ne sont pas Steve Jobs.

    Quand à « Il a d’abord changé -même un peu- la vie de centaines de millions de gens. On ne peut plus aujourd’hui prendre le métro, le train, ni même marcher dans la rue sans tomber sur quelqu’un utilisant I-Phone, I-Pad, I-Pod ou MacBook »

    Je crois plus de gens ayant des Nokia, des Sony-Ericsson, des baladeurs lambda (aka Archos, Sony, etc...), ...
    Je vois plus de gens utiliser des portables HP, Dell, Samsung.
    Mais à priori, pour certains, la vision Applienne est très orienté (cela existe, cela a même été étudié en neuro-psychologie)

    Il faut être d'une profonde mauvaise foi de penser que cela a changer la vie des gens.

    Les mobiles ont changé la vie des gens, oui
    Les ordinateurs portables ont transformé les méthodes de travail des gens, oui
    Les baladeurs ou les catalogues numériques d'oeuvres ont eu un profond changement sur l'exploitation de la musique.

    _Mais_, toutes ces créations n'ont pas été créées par Steve Jobs ni Apple. Ils ont créées des produits utilisant ces principes. Ce sont donc des suiveurs comme tous.

    Les créateurs, ce sont ceux qui se lancent sur un marché qui n'existe pas, avec un produit qui n'existe pas et qui peut se prendre une gamelle.

    Steve Jobs a une vision "design" des produits. Point barre. En somme, c'est une sorte Philippe Starck de la Silicon Valley. Ce n'est pas un inventeur.

    Je resterai sur ce qu'a dit votre ami : j'aimerais qu'on fasse autant d'éloge quand un scientifique meurt.

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  4. Si je puis me permettre, je cite : "un besoin d'autonomie et de personnalisation qui allait caractériser l'époque", à mon avis c'est pas ça l'important avec l’œuvre de Mr Job. Il n'y a rien de moins personnalisable qu'un iPod. Quand à l'autonomie, si ça veux dire qu'une gosse de 3 ans peut mater des photo sur un iPhone, alors il faut parler d'intuitivité. L'autonomie serait plutôt la durée de vie de la batterie, techniquement parlant.

    Les 4 points qui sont marquants avec "l’œuvre" de Job, pour moi :
    de un "amener la technologie à la portée de l'homme", qu'on peut résumer aux "Human interface guidelines"
    De deux c'est un gout esthétique qui a asservi peu ou prou les ingénieurs aux designers et produit de joli jouets pour bobo
    De trois c'est un certain génie commercial, même s'il s'est quand-même ramassé quelques bonnes vestes
    Et de quatre, la folie des grandeurs qui fait qu'il voulait tout contrôler, tout maitriser, et qui a fait sa fortune.

    C'est aussi ce dernier point qui lui a valu les plus vives critiques, à sa manie de tout faire passer par un unique iTune Store, un unique AppStore, à ne laisser personne d'autres fabriquer des ordinateurs compatibles, même si Apple ne fabrique pas d'équivalent, ...

    Bon, bref, il est la preuve qu'on peut être parano et visionnaire à la fois :)

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  5. Même sans nier les qualités de l'homme et des produits, dire que Steve Jobs et/ou Apple a changé le monde reste choquant. Les produits Apple sont à destination de gens privilégiés dans des pays privilégiés. Le monde ne se limite pas à ces privilégiés mais hélas à une majorité de personnes qui n'ont rien. Et ceux-là, Steve Jobs ils ne le connaissent pas et il n'a rien changé pour eux. Tout est affaire de point de vue: ce qui est choquant c'est qu'en adulant ce symbole de l'hyperconsommation (l'iPhone et l'iPad, comme le Fire d'Amazon sont des produits pour pousser à la consommation) on oublie que peu de gens ont même accès à la consommation.

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