"Alors ? Est-ce que tu penses que les gens sont maintenant prêts à partager leurs données personnelles ?"
Sans doute est-ce une coïncidence, mais ces dernières semaines, trois responsables de grandes entreprises - qui pourraient toutes envisager de développer de très belles applications avec les données dont elles disposent - m'ont posé la même question...
Et trois fois, j'ai donc du expliquer pourquoi je contestais aussi bien les les termes que les attendus de cette question.
Ce n'est pas une bonne question, car elle part de présupposés - largement inconscients - sur ce que devrait être l'intimité sur ses données, et d'une mauvaise lecture de ce que nous vivons aujourd'hui. Fondamentalement, elle part de l'idée que dévoiler son intimité est toujours dangereux mais que les citoyens baissent progressivement leur garde.
"Pour vivre heureux, vivons cachés"
Disons-le tout de go, le génocide des Juifs au cours de la seconde guerre mondiale est la matrice - consciente ou inconsciente - de toutes nos élaborations sur cette question.
Lorsque j'avais travaillé, pour un DEA de sociologie politique, sur l'élaboration des lois sur la bioéthique, j'avais pu mesurer à quel point le souvenir de l'Allemagne nazie, puis les travaux du tribunal de Nüremberg, avaient, en France et en Europe, un caractère fondateur. Des notions comme le refus de l'eugénisme, l'exigence d'un consentement libre et éclairé, la nécessité du bénéfice individuel direct pour toute expérience médicale sont ainsi en filiation directe avec un droit international élaboré à Nüremberg.
La question des données sur la vie privée s'ancre également dans cette filiation, qui a été travaillée et retravaillée pendant la guerre froide et les années de plombs, et la figure de Big Brother n'est pas le moindre de ces héritages.
Que des gens aient pu être massacrés, sur notre sol, parce qu'ils avaient été désignés comme Juifs - ou homosexuels, ou Tziganes, ou communistes -, souvent parce qu'ils avaient été "dévoilés" comme tels, en dépit de leur propre représentation d'eux-mêmes, est un souvenir que nous ne sommes (heureusement) pas prêts d'oublier.
Mais cette représentation n'est pas forcément universelle. Aux Etats-Unis, par exemple, le rapport à cette question est fort différent. Au cours du dîner de l'Atlantique organisé par Felix Marquardt, j'ai ainsi pu entendre Hilary Mason, la directrice scientifique de bit.ly, exprimer la thèse inverse : la transparence accrue sur les données ne changerait rien au pouvoir de contrôle des Etats - qui avaient déjà toutes les données dont ils souhaitaient - mais allait permettre un meilleur contrôle de ce Etats par les citoyens.
Les parents et les transparents
Et voilà qu'après des décennies où le secret a semblé être le meilleur garant de la liberté et de la sécurité, une nouvelle génération semble rejeter avec insouciance toutes ces précautions, faisant dire à Jean-Marc Manach, l'auteur de "La vie privée, un problème de vieux cons ?", que le monde se divise désormais en deux camps, les "parents" et les "transparents".
Je me range tout à fait à l'analyse de Jean-Marc Manach. Quelque chose a changé brutalement, et ce changement a embarqué toute une génération. Je partage aussi son analogie avec la révolution sexuelle qu'a connu la génération 68. Brutalement, une génération semble ne plus se reconnaître dans les conventions, les codes et les tabous de la génération précédente. Elle rejette en bloc tout un consensus social. Elle expérimente avec avidité - certains s'y brûlent un peu - et invente à tâtons de nouveaux codes de relations, de nouvelles règles, un nouvel équilibre entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas.
Le point de vue des "petits cons"
Car il y a de nouvelle règles. Jean-Marc Manach commence à les évoquer, dans son article sur "le point de vue des petits cons". Il part d'abord du constat, qui vient de Danah Boyd, que ces jeunes ont grandi dans une surveillance constante, et bien plus intrusive que celle des réseaux puisqu'elle émane de gens qu'ils connaissent et fréquentent. A cet âge là, la surveillance diffuse par les réseaux est le cadet de leurs soucis.
Il y a peut-être une dose d'inconscience dans cette indifférence aux empreintes numériques qui sont laissées et aux usages qui pourraient en être faits. Mais il y a aussi une forme d'indifférence face à des craintes qui sont effectivement en large part héritées d'autres circonstances historiques, et une forme de confiance dans la capacité collective des générations montantes à construire un monde où la transparence sera supportable.
Curieusement, je ne peux m'empêcher de penser qu'après tout, cette surexposition de la vie privée est le lot des "Stars" et des "People", dont le succès de nombreuses émissions de téléréalité montre qu'ils représentent un véritable idéal enviable pour cette génération.
Et puis, cette indifférence n'est peut-être pas si stupide. Comme je l'ai dit dans mon premier article sur les big data, ce ne sont peut-être pas les données personnelles, au sens traditionnel, qui nous réservent le plus de problèmes. Mais bien plus les capacités nouvelles ouvertes par la possibilité d'exploiter des empreintes diffuses, même anonymes, mais qui réalisent quasiment le rêve de la psycho-histoire.
Un nouvel ordre anthropologique
Je ne suis pas incurablement optimiste. Je ne crois pas que le progrès soit forcément linéaire. Je sais bien qu'il y a de sérieux risques d'une société plus aliénante. J'ai même pointé, dans un autre billet, le risque de ce que j'appelle l' "euphémisation du pouvoir" : ce pouvoir de plus en plus diffus, de plus en plus lointain, qu'il en deviendrait invisible et auquel on ne pourrait plus s'opposer.
Il y a cependant une chose envers laquelle je suis confiant : c'est le fait que les sociétés humaines font du social. La révolution des données à laquelle nous assistons n'est pas simplement l'bandon de codes sociaux. Ce n'est pas une lente glissade vers je ne sais quel abîme d'humanité amoindrie.
Les sociétés fabriquent des règles sociales. L'anthropologie reprend ses droits.
C'est tout l'intérêt du récent ouvrage de mon ami Emmanuel Gadenne, Le Guide pratique du quantified self, qui vient de paraître chez FYP. Avec une approche concrète et pragmatique, il présente de nombreux exemples de pratiques entrant dans ce mouvement, qu'il a contribué à populariser en France et dont Laetitia PillardMien, psychologue, déclarait sur Twitter qu'elle en attendait un surcroît de bien-être au travail, de productivité et de créativité.
Le Quantified Self, première étape de cette socialisation des données, c'est la démarche d'individus qui choisissent de produire des données personnelles pour faire avancer la science, pour mieux se connaître, pour améliorer leur quotidien ou même tout simplement pour nouer des relations différentes avec d'autres individus (cf. par exemple RunKeeper). Je sais à quel point cette idée peut sembler effrayante, de prime abord. Mais à bien y penser, ne passions-nous pas déjà une énergie considérable à produire et interpréter des signaux personnels ou sociaux ne prenant sens que dans un contexte sociologique très élaboré ?
C'est aussi le sens de l'élaboration en cours par la FING, après avoir travaillé sur la confiance numérique, a lancé un important travail (intitulé MyData), visant à examiner la possibilité de reconstruire la relation entre l'entreprise et ses clients autour des données partagées - en laissant, dans ce dernier cas, une plus vaste latitude aux clients eux-mêmes pour contrôler les données partagées, leur mise à jour et leur devenir.
Sans doute les notions d'intimité, de vie privée, de jardin secret vont-elles considérablement évoluer. Mais elles évolueront vers un nouvel ordre.
Le commerce de nos existences
Sans doute est-ce une coïncidence, mais ces dernières semaines, trois responsables de grandes entreprises - qui pourraient toutes envisager de développer de très belles applications avec les données dont elles disposent - m'ont posé la même question...
Et trois fois, j'ai donc du expliquer pourquoi je contestais aussi bien les les termes que les attendus de cette question.
Ce n'est pas une bonne question, car elle part de présupposés - largement inconscients - sur ce que devrait être l'intimité sur ses données, et d'une mauvaise lecture de ce que nous vivons aujourd'hui. Fondamentalement, elle part de l'idée que dévoiler son intimité est toujours dangereux mais que les citoyens baissent progressivement leur garde.
"Pour vivre heureux, vivons cachés"
Disons-le tout de go, le génocide des Juifs au cours de la seconde guerre mondiale est la matrice - consciente ou inconsciente - de toutes nos élaborations sur cette question.
Lorsque j'avais travaillé, pour un DEA de sociologie politique, sur l'élaboration des lois sur la bioéthique, j'avais pu mesurer à quel point le souvenir de l'Allemagne nazie, puis les travaux du tribunal de Nüremberg, avaient, en France et en Europe, un caractère fondateur. Des notions comme le refus de l'eugénisme, l'exigence d'un consentement libre et éclairé, la nécessité du bénéfice individuel direct pour toute expérience médicale sont ainsi en filiation directe avec un droit international élaboré à Nüremberg.
La question des données sur la vie privée s'ancre également dans cette filiation, qui a été travaillée et retravaillée pendant la guerre froide et les années de plombs, et la figure de Big Brother n'est pas le moindre de ces héritages.
Que des gens aient pu être massacrés, sur notre sol, parce qu'ils avaient été désignés comme Juifs - ou homosexuels, ou Tziganes, ou communistes -, souvent parce qu'ils avaient été "dévoilés" comme tels, en dépit de leur propre représentation d'eux-mêmes, est un souvenir que nous ne sommes (heureusement) pas prêts d'oublier.
Mais cette représentation n'est pas forcément universelle. Aux Etats-Unis, par exemple, le rapport à cette question est fort différent. Au cours du dîner de l'Atlantique organisé par Felix Marquardt, j'ai ainsi pu entendre Hilary Mason, la directrice scientifique de bit.ly, exprimer la thèse inverse : la transparence accrue sur les données ne changerait rien au pouvoir de contrôle des Etats - qui avaient déjà toutes les données dont ils souhaitaient - mais allait permettre un meilleur contrôle de ce Etats par les citoyens.
Les parents et les transparents
Et voilà qu'après des décennies où le secret a semblé être le meilleur garant de la liberté et de la sécurité, une nouvelle génération semble rejeter avec insouciance toutes ces précautions, faisant dire à Jean-Marc Manach, l'auteur de "La vie privée, un problème de vieux cons ?", que le monde se divise désormais en deux camps, les "parents" et les "transparents".
Je me range tout à fait à l'analyse de Jean-Marc Manach. Quelque chose a changé brutalement, et ce changement a embarqué toute une génération. Je partage aussi son analogie avec la révolution sexuelle qu'a connu la génération 68. Brutalement, une génération semble ne plus se reconnaître dans les conventions, les codes et les tabous de la génération précédente. Elle rejette en bloc tout un consensus social. Elle expérimente avec avidité - certains s'y brûlent un peu - et invente à tâtons de nouveaux codes de relations, de nouvelles règles, un nouvel équilibre entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas.
Le point de vue des "petits cons"
Car il y a de nouvelle règles. Jean-Marc Manach commence à les évoquer, dans son article sur "le point de vue des petits cons". Il part d'abord du constat, qui vient de Danah Boyd, que ces jeunes ont grandi dans une surveillance constante, et bien plus intrusive que celle des réseaux puisqu'elle émane de gens qu'ils connaissent et fréquentent. A cet âge là, la surveillance diffuse par les réseaux est le cadet de leurs soucis.
Il y a peut-être une dose d'inconscience dans cette indifférence aux empreintes numériques qui sont laissées et aux usages qui pourraient en être faits. Mais il y a aussi une forme d'indifférence face à des craintes qui sont effectivement en large part héritées d'autres circonstances historiques, et une forme de confiance dans la capacité collective des générations montantes à construire un monde où la transparence sera supportable.
Curieusement, je ne peux m'empêcher de penser qu'après tout, cette surexposition de la vie privée est le lot des "Stars" et des "People", dont le succès de nombreuses émissions de téléréalité montre qu'ils représentent un véritable idéal enviable pour cette génération.
Et puis, cette indifférence n'est peut-être pas si stupide. Comme je l'ai dit dans mon premier article sur les big data, ce ne sont peut-être pas les données personnelles, au sens traditionnel, qui nous réservent le plus de problèmes. Mais bien plus les capacités nouvelles ouvertes par la possibilité d'exploiter des empreintes diffuses, même anonymes, mais qui réalisent quasiment le rêve de la psycho-histoire.
Un nouvel ordre anthropologique
Je ne suis pas incurablement optimiste. Je ne crois pas que le progrès soit forcément linéaire. Je sais bien qu'il y a de sérieux risques d'une société plus aliénante. J'ai même pointé, dans un autre billet, le risque de ce que j'appelle l' "euphémisation du pouvoir" : ce pouvoir de plus en plus diffus, de plus en plus lointain, qu'il en deviendrait invisible et auquel on ne pourrait plus s'opposer.
Il y a cependant une chose envers laquelle je suis confiant : c'est le fait que les sociétés humaines font du social. La révolution des données à laquelle nous assistons n'est pas simplement l'bandon de codes sociaux. Ce n'est pas une lente glissade vers je ne sais quel abîme d'humanité amoindrie.
Les sociétés fabriquent des règles sociales. L'anthropologie reprend ses droits.
C'est tout l'intérêt du récent ouvrage de mon ami Emmanuel Gadenne, Le Guide pratique du quantified self, qui vient de paraître chez FYP. Avec une approche concrète et pragmatique, il présente de nombreux exemples de pratiques entrant dans ce mouvement, qu'il a contribué à populariser en France et dont Laetitia PillardMien, psychologue, déclarait sur Twitter qu'elle en attendait un surcroît de bien-être au travail, de productivité et de créativité.
Le Quantified Self, première étape de cette socialisation des données, c'est la démarche d'individus qui choisissent de produire des données personnelles pour faire avancer la science, pour mieux se connaître, pour améliorer leur quotidien ou même tout simplement pour nouer des relations différentes avec d'autres individus (cf. par exemple RunKeeper). Je sais à quel point cette idée peut sembler effrayante, de prime abord. Mais à bien y penser, ne passions-nous pas déjà une énergie considérable à produire et interpréter des signaux personnels ou sociaux ne prenant sens que dans un contexte sociologique très élaboré ?
C'est aussi le sens de l'élaboration en cours par la FING, après avoir travaillé sur la confiance numérique, a lancé un important travail (intitulé MyData), visant à examiner la possibilité de reconstruire la relation entre l'entreprise et ses clients autour des données partagées - en laissant, dans ce dernier cas, une plus vaste latitude aux clients eux-mêmes pour contrôler les données partagées, leur mise à jour et leur devenir.
Sans doute les notions d'intimité, de vie privée, de jardin secret vont-elles considérablement évoluer. Mais elles évolueront vers un nouvel ordre.
Le commerce de nos existences
De ce nouvel ordre, nous présentons quelques éléments dans L'Age de la multitude. Nos données (données personnelles ou traces d'utilisation, données conscientes ou inconscientes) sont désormais la principale matière première de l'ordre économique qui s'instaure. Elles créent de la valeur, ce dont nous prenons de plus en plus conscience.
Nous y consentons, dans la mesure où nous estimons qu'une partie de cette valeur nous est restituée. Pour l'instant, nous en jugeons par la qualité de l'expérience client. Tôt ou tard, une économétrie se mettra en place. Les individus que nous sommes se demanderont si la valeur restituée vaut le sacrifice consenti sur nos intimités. Ils se demanderont s'ils récupèrent une part suffisante de cette création de richesse. Ils inventeront des règles et des métriques pour en juger.
Un peu plus tard, cette question deviendra proprement politique. De nouvelles régulations seront demandées, et mises en place. Comme toutes les régulations, elles trancheront entre des intérêts divergents, et il s'agira d'être vigilants. Mais elles seront mises en place, je n'en doute pas.
Alors, pour répondre à la question de mes interlocuteurs, je leur proposerai d'approfondir la question du fair use. De l'usage équilibré.
Ne vous demandez pas si les gens sont prêts à vous ouvrir leurs données, cette question n'a pas grand sens. Demandez-vous si le jeu que vous leur proposez en vaut la chandelle. Qu'est-ce que vous leur proposez en contrepartie de ces données ? Quel partage de la richesse créée envisagez-vous ? Vos clients en auront-ils pour leurs données ? Quelle autonomie leur laissez-vous face à ces nouveaux usages ? Ne pourriez-vous pas l'augmenter un peu ? Les règles du jeu sont-elles claires et lisibles ?
Car toute l'histoire récente d'Internet le prouve, les gens sont prêts à échanger leurs données contre un service qu'ils estiment valable. Il est temps de s'y mettre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire