Voici la contribution que j'ai apportée au numéro spécial sur "Les Penseurs de la liberté" du Magazine littéraire qui paraîtra ce samedi. Je vous recommande d'acheter l'ensemble, coordonné par Frédéric Martel, et absolument passionnant.
L'ampleur et l'importance du sujet, ainsi que l'exigence de concision m'ont contraint à produire un gros effort de synthèse et à rester généraliste. On ne parle pas ici de SOPA ou autre... Chaque paragraphe pourrait faire l'objet d'un blogpost à lui seul. Mais je ne doute pas que vos commentaires vont développer cette introduction.
A vous lire, donc.
L'ampleur et l'importance du sujet, ainsi que l'exigence de concision m'ont contraint à produire un gros effort de synthèse et à rester généraliste. On ne parle pas ici de SOPA ou autre... Chaque paragraphe pourrait faire l'objet d'un blogpost à lui seul. Mais je ne doute pas que vos commentaires vont développer cette introduction.
A vous lire, donc.
Une Révolution politique
Internet est d’abord un projet politique. Tout comme l’informatique individuelle. Il fallait être l’un de ces activistes typiques de la Silicon Valley des années 70, au carrefour des hippies et des militaires, pour décréter que l’informatique étant un média, il fallait la rendre au peuple. Et pour ouvrir à tous un réseau comme Internet.
Quarante ans plus tard, un tiers des Humains possèdent chacun l’équivalent des supercalculateurs d’alors, et échangent librement grâce à ce réseau ouvert et relativement décentralisé. Jamais les individus, les organisations, et les gouvernements n’avaient eu accès à un tel pouvoir d’expression et d’action. Jamais ils n’avaient revendiqué une telle liberté créative. Jamais ils n’avaient remis en cause tant d’équilibres. Jamais non plus il n’avait fallu réinventer aussi rapidement des règles de police, de politesse ou de régulation économique.
Une plateforme d’innovations radicales
Le numérique est marqué par cette origine libertaire. En témoigne l’importance de l’esprit hacker, fondé sur la passion au travail, la recherche de l’indépendance et le goût de la coopération (voir Pekka Himanen The Hacker Ethic and the Spirit of the Information Age). Cette attitude s’étend même désormais au développement d’objets open source, copiables, modifiables et « bricolables » (utilisant même des langages spécifiques, comme Arduino), ou encore l’importance croissante du mouvement « Do it yourself », qu’illustre la multiplication des FabLabs, organisations portant un projet d’émancipation face à la technologie à la fois technique, pédagogique et politique.
Cet état d’esprit devient politique quand il enjoint de « programmer ou d’être programmé ». Il a présidé à l’invention des grands réseaux d’échange pair à pair, qui ébranlent l’industrie musicale (mais ouvrent des univers de coopérations possibles). Il préside au combat des Anonymous, collectif auto-organisé engagé aussi bien dans la lutte contre les monopoles, que dans les printemps arabes ou la lutte contre les narcotrafiquants. Il inspire Wikileaks, qui entend protéger les donneurs d’alerte en diffusant massivement des documents confidentiels, et n’est pas sans poser de nombreuses questions éthiques et politiques, concernant tant ses pratiques que celles de ses adversaires.
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Autre innovation fondatrice : le logiciel libre. A partir des années 70, la complexité croissante des logiciels et les nouveaux modèles économiques ont convaincu les éditeurs de vendre des solutions « fermées », c’est-à-dire verrouillées et interdisant aux utilisateurs modification ou la revente. En réaction, des chercheurs et informaticiens proposèrent des logiciels autorisant, techniquement et légalement, l'utilisation, l'étude, la modification et la duplication, afin de garantir la liberté de contrôle du programme par l'utilisateur et la possibilité de partage. Un ensemble de licences (GNU / GPL) organisent ce droit. De nombreux logiciels essentiels à l’Internet que nous connaissons, comme les serveurs Unix, mais aussi l’OS X d’Apple ou le navigateur Google Chrome, sont issus de ce mouvement. Le web lui-même (le principe de la navigation hypertexte), a été libéré par son inventeur, Tim Berners-Lee.
Ce mouvement de libération s’est étendu aux contenus, certains auteurs souhaitant assurer à leurs oeuvres la plus grande diffusion, voire en autoriser explicitement la reprise, la transformation ou l’exploitation commerciale. Cela donna notamment naissance à Wikipedia, la première encyclopédie libre de l’histoire, qui compte aujourd’hui dix fois plus d’articles que la plus grande encyclopédie jamais rédigée, et existe dans des langues qui n’avaient jamais connu de dictionnaire. Un ensemble de licences dédiées à ce type de contenus, les Creative Common, furent développées à Harvard pour organiser cette forme de création.
L’obligation de repenser les libertés
Mais Internet n’est plus, depuis longtemps, le terrain de jeu de créateurs passionnés et coopératifs. C’est désormais une énorme plate-forme d’activité économique, support de création et de croissance, mais menace pour de nombreuses positions acquises. Et c’est un puissant outil de contrôle social. Son contrôle, physique ou logique, est l’enjeu d’affrontements titanesques. Il devient nécessaire d’y protéger à la fois les libertés élémentaires et cette aspiration nouvelle à la liberté de créer et de partager.
On ne parle pas seulement ici des Etats « ennemis d’Internet », dénoncés par Reporters sans frontières, comme la Chine qui a tenté de bloquer Internet pour déployer une sorte d’Intranet national (autant à des fins de protectionnisme économique et culturel qu’à des fins de contrôle social). On ne parle pas non plus des usages géostratégiques des libertés d’Internet, véritable softpower pour les démocraties occidentales. Ni de la nécessité de protéger le respect de la dignité humaine dans un monde où il est facile de diffuser des contenus dangereux, illicites ou simplement injurieux.
La question est plus grave et plus quotidienne. Dans les démocraties avancées, la défense des libertés résulte le plus souvent de savants équilibres entre intérêts antagonistes, patiemment négociés puis arbitrés depuis les Lumières. Ancrés dans un contexte technique, économique, juridique et social, ces arbitrages sont presque tous menacés de voler en éclat dans un contexte si différent.
Que vaut le droit de la concurrence quand un Microsoft crée, seul, le marché sur lequel il se déploie ? Comment protéger la vie privée quand 800 millions d’humains la cèdent librement à Facebook ? Comment garantir la liberté d’expression quand des millions de blogueurs s’improvisent journalistes, sans en avoir ni la formation ni les protections ? Comment garantir un anonymat que l’architecture même d’Internet proscrit ? Et comment garantir cette aspiration générale à la liberté de créer dans un monde qui voit naître des monopoles d’une emprise sans précédent ?
Les gouvernements ont-ils tort de vouloir interdire ces solutions techniques simples permettant à chaque citoyen de crypter ses échanges avec un code réellement incassable (PGP) ?
Peut-on reconnaître l’importance de la rémunération de la propriété intellectuelle et ne pas accepter les moyens mis en oeuvre par l’Hadopi (surveiller les téléchargements de tous les citoyens) ou les sanctions imaginées (la « coupure » de l’accès Internet, désormais reconnu comme un droit fondamental) ?
Alors que l’économie numérique se déploie sans frontières, il faut apporter à ces questions, des solutions urgentes, qui impacteront la nature, la portée, voire la définition de libertés que l’on croyait simples.
Code is law, architecture is politics
Au delà de ces questions, les débats sur l’architecture et la gouvernance d’Internet sont peut-être plus graves encore.
Sur Internet, « code is law » (Lawrence Lessig) et « architecture is politics » (Mitch Kapor). Le code informatique est une loi, qui contraint même le législateur, et l’architecture des systèmes appelle donc une régulation politique. C’est pourquoi les débats fondamentaux pour les libertés prennent souvent tournure si technique.
Internet s’appuie sur une option architecturale radicale, ancrée dans des travaux pionniers des années 60 (comme ceux du Français Louis Pouzin). « L’idée selon laquelle le réseau lui-même ne serait pas en mesure de réguler son mode de croissance. Ce sont les applications qui le feraient. Tel était l’enjeu d’une structure end-to-end » (voir Lawrence Lessig, The Future of Ideas: the fate of the commons in a connected world). Son succès repose sur cette capacité d’agréger d’innombrables contributions, qui le modifient en retour. Or, cette option fondatrice est de plus en plus ébranlée (voir Jonathan Zittrain, The Future of the Internet and How to Stop It).
Ainsi en va-t-il de l’annuaire central d’Internet, le DNS, dont la racine est presque exclusivement hébergée sur des serveurs Américains.
Ainsi en va-t-il de la netneutralité, formalisée par Tim Wu. La neutralité du net est le “serment du postier” moderne : l’idée que le réseau doit transmettre les données sans tenir compte de leur contenu, de leur source ou de leur destination, sans privilégier un protocole de communication ou un terminal de consultation, et sans en altérer le contenu.
Chacun s’accorde sur ce principe. Mais les Etats veulent lutter contre les risques d’usages criminels du net, les parents s’inquiètent du déferlement de contenus peu recommandables, les opérateurs souhaitent différencier les tarifications, les ingénieurs aspirent à gérer la croissance du réseau grâce à une gestion dynamique du trafic... Il faudra du travail pour reconnaître ces droits tout en privilégiant le contrôle périphérique (éviter de changer l’architecture profonde), la transparence des arbitrages, l’intervention du juge et la neutralité des tarifications.
Les évolutions récentes du réseau interrogent également nos définitions du pluralisme ou du respect de la concurrence. Que pèsent ces principes quand Google suscite 60 % du trafic des sites d’information et peut supprimer 75 % du trafic d’un site en une nuit (ce qui s’est produit le 12 août dernier en France avec le déploiement de l’algorithme Panda) ? Comment intervenir dans la lutte pour le monopole de la structuration du web que se livrent Google, Facebook, Apple ou Amazon, et qui porte parfois sur l’ergonomie ou de design des interfaces ? Faut-il séparer les activités de réseau, de fournisseur d’accès et de producteur de contenu (comme le propose Tim Wu) quand ces synergies deviennent le coeur des nouveaux modèles économiques ?
Le pouvoir dans la société sans secret
Pourtant, toutes ces questions essentielles pourraient bien être secondaires face à la manière dont Internet modifie les règles mêmes d’exercice du pouvoir.
Une littérature abondante a parlé des « Big Brothers » et des Little Sisters que nous devenons tous peu ou prou. Un patient travail de civilisation sera nécessaire pour redéfinir des codes de vie en société tolérables et respectueux.
Mais Big Brother est encore une histoire trop humaine. Nous sommes entrés dans un monde « qui n’est fait que de surfaces » (Antonio Negri), où toute activité laisse des traces numériques, consultables par d’autres. Et ce qui est vrai avec l’Internet que nous connaissons le sera plus encore lorsque l’ensemble des gestes quotidiens seront liés à des objets connectés à Internet. La vie privée sera alors confrontée à une « transparence » des individus que l’on peine à imaginer aujourd’hui.
Le pouvoir de l’analyse statistique de ces données est inimaginable. Il est possible de construire sur l’individu (sur ses aspirations, ses goûts, sa santé) un savoir que lui-même ignore. Collectivement, il devient possible de penser la physiologie même de l’opinion, ses courants dominants, ses structures, ses tendances. Il deviendra possible d’agir sur cette dynamique, de travailler l’opinion de manière homéopathique, en renforçant certaines factions, en affaiblissant d’autres, en en coupant certaines du courant principal et en y raccordant d’autres qui étaient isolées.
Le processus d’euphémisation du pouvoir a été décrit par Michel Foucault dans son analyse du biopolitique. Il s’est encore amplifié depuis. Un pouvoir invisible, peut-être même inconscient, agissant sur les interactions mêmes entre les individus, un pouvoir sur les traces, partagé par les Etats et quelques grandes corporations, tel est le défi qui nous attend dans les dix prochaines années.
"Mais Internet n’est plus, depuis longtemps, le terrain de jeu de créateurs passionnés et coopératifs."
RépondreSupprimerSi toujours , et fort heureusement d'ailleurs. Enfin plus précisément:
"Mais Internet n’est plus, depuis longtemps, [uniquement] le terrain de jeu de créateurs passionnés et coopératifs."
my2c
Ivan
Au début libertaire, j'ai quand même l'impression que cela devient aussi pour les comportements liberticides car addictifs, sans fin et hyper intrusifs.. A+
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