J'ai le plaisir d'accueillir aujourd'hui un beau texte d'Alain Cadix, directeur de l’Ecole nationale supérieure de création industrielle
(ENSCI - Les Ateliers) et administrateur général de Paris Novi Mundi.
La place du design dans l'innovation d'aujourd'hui me semble essentielle. Il joue un rôle moteur dans la nouvelle révolution industrielle en cours. Le regard humaniste et rigoureux d'Alain est essentiel pour en comprendre la portée.
Face aux enjeux majeurs de notre temps, sociétaux et environnementaux, sociaux et économiques, l’innovation est mise en avant à tous les niveaux de la sphère publique comme de la sphère marchande. Or la France n’est pas bien située dans les classements internationaux en matière d’innovation. Sa créativité à cet égard semble émoussée. Les outils classiques (aides, crédits d’impôt), bien que largement utilisés, semblent perdre en efficacité. Dans la situation préoccupante où nous nous trouvons, il nous faut donc innover en innovation, je veux dire emprunter des voies nouvelles pour faire émerger ces innovations qui modifient les règles du jeu concurrentiel et qui répondent à des attentes, exprimées ou latentes, de la société et des marchés.
Pour les innovations incrémentales, graduelles, ou pour la mise au point finale d’innovations plus radicales, le recours à l’usager co-concepteur, amateur, contributeur, est une voie possible, souvent mise en avant, inégalement pratiquée.
Mais l’innovation dont nous avons le plus grand besoin aujourd’hui est conceptuelle, c’est à dire fondée sur de nouveaux paradigmes économiques et sociaux, de nouvelles façons de penser, de faire, d’organiser, de commercialiser, en rupture avec bien des pratiques dominantes. Les concepts nouveaux qui la sous-tendent naissent de la rencontre de cultures différentes. Les croisements de la philosophie, des arts, des sciences, des métiers, en sont une source potentielle* ; beaucoup plus que ne l’est la seule écoute des marchés – qui n’ont jamais révélé de capacité d’imagination radicale, depuis la lampe à incandescence de Swan et Edison jusqu’à l’iPhone de Steve Jobs –.
Parmi les rencontres, les conversations nouvelles, porteuses d’innovations conceptuelles, il est celle du chercheur et du designer. Nous l’expérimentons à l’ENSCI avec des départements de recherche-développement, ou de recherche et innovation, d’entreprises et, depuis 2009, avec des laboratoires du CEA (Leti et Liten) à Grenoble ; depuis peu aussi, plus en amont, avec des chercheurs du laboratoire de physique des solides d’Orsay.
Pourquoi leur rencontre peut être fructueuse ? Et d’abord quelles sont leurs relations à l’innovation ?
L’innovation n’est pas la recherche ; confusion que font bon nombre d’hommes politiques, de fonctionnaires, etc. Il est des innovations sans recherche. Il est des recherches sans innovation. Mais la recherche a une relation singulière à l’innovation. Soit la recherche se déploie dans le champ des sciences et des techniques et elle peut fournir, à divers horizons, parfois lointains, au terme de processus complexes, les composantes d’innovations fondées sur des avancées technologiques. Soit la recherche prospère dans le champ des sciences humaines et sociales, et alors elle peut révéler les espaces de la vie des hommes, des organisations, de la société, qui seraient des terreaux fertiles pour l’innovation sociale et/ou économique.
Par ailleurs, l’innovation n’est pas le design. Il est des innovations sans design, bien qu’elles soient rares. Il est du design sans innovation. Mais le design a, lui aussi, une relation particulière à l’innovation. Soit il est considéré, de façon restreinte, comme une expression formelle, esthétique, et il contribue alors à l’innovation incrémentale en donnant une forme nouvelle à des objets connus ; pour cela il peut s’appuyer sur des avancées technologiques (matériaux nouveaux, composants miniaturisés, etc.).
Soit il se déploie comme une composante essentielle des « arts et sciences de la conception innovante » et il contribue alors, en se centrant sur les usages, à générer les concepts de nouveaux « objets » (systèmes, produits, services) et à leur donner forme, c’est à dire les concrétiser avec leur part d’esthétique et d’imaginaire. Ces objets originaux intègrent des technologies nouvelles, parfois traditionnelles revisitées, notamment en les hybridant à de nouvelles ; parfois ils anticipent des technologies à venir (démarche prospective). Par exemple, l’iPhone d’Apple est le résultat d’un travail de designers intégrant de façon fonctionnelle originale et esthétique des technologies disponibles ; son succès commercial s’explique aussi par l’existence d’un écosystème et un modèle économique singuliers. Des concepts nouveaux, notamment de services, peuvent aussi trouver leur origine dans les résultats de recherches en sciences humaines et sociales.
Dès lors on perçoit clairement, surtout avec cette seconde acception, celle du « design – conception innovante », l’intérêt de conversations que ce dernier peut entretenir avec la recherche.
Mais le design présente une autre dimension. Andrea Branzi dit du designer qu’il est « un inventeur de scénarios et de stratégies » ; que son projet s’exerce « sur les territoires de l’imaginaire, (pour) créer de nouveaux récits, de nouvelles fictions, qui viendront augmenter l’épaisseur du réel ». C’est probablement là que se situe la plus grande richesse de la conversation entre le designer et le chercheur. Le premier, remettant sans cesse l’homme au centre de démarches tendant à la progression et à l’application des connaissances, entraîne le second sur des terrains qu’il n’avait pas imaginés et qui donnent alors à sa recherche un volume inattendu, des portées insoupçonnées. Nous l’avons montré à Grenoble et à Orsay, dans deux contextes de recherche scientifique et technologique différents.
Nos expériences sur le terrain nous ont aussi appris que les deux univers entraient en résonance parce qu’ils partageaient les éléments d’une culture commune. Le design et la recherche ne sont pas étrangers l’un de l’autre, au moins dans certaines de leurs approches et de leurs pratiques ; pèle mêle : intuition, imagination créatrice, expérience de pensée, incubation, fulgurance, vision, preuve, etc., autant de concepts communs qui parsèment leurs chemins propres et facilitent les adhésions.
Nous avons montré que la recherche et le design s’enrichissaient aussi dans le champ des méthodes, là où la raison et l’émotion, le raisonnement et l’expérience, le déductif et l’inductif, l’objectif et le subjectif, sont dans un rapport dialectique permanent. Enfin, faut-il le souligner, un acte de recherche, comme un acte de design, est la confrontation d’une intention humaine avec le milieu dans lequel cette intention s’exprime. C’est pour cela notamment que le chercheur et le designer s’interrogent sur leurs responsabilités sociales et développent une réflexion éthique.
Aujourd’hui « science et éthique » est un thème qui se propage autant dans les laboratoires que « design et éthique » dans les meilleures écoles de design et dans des studios de création.
Bien entendu ce dialogue et cette coopération entre la recherche et le design ne sont pas la panacée. Mais à un moment critique pour notre économie et singulièrement pour notre industrie, c’est un chemin qui, par expérience, peut être prometteur en innovations conceptuelles, aussi bien pour les entreprises dans leur quête de renouvellement de leurs offres et de leurs façons de convaincre les marchés, que pour les laboratoires qui ont le souci de valoriser au mieux pour la société et l’économie les avancées des connaissances.
* C’est le sens de la création du « Centre Michel Serres pour l’innovation » dans le cadre de Paris Novi Mundi.
(ENSCI - Les Ateliers) et administrateur général de Paris Novi Mundi.
La place du design dans l'innovation d'aujourd'hui me semble essentielle. Il joue un rôle moteur dans la nouvelle révolution industrielle en cours. Le regard humaniste et rigoureux d'Alain est essentiel pour en comprendre la portée.
R & D veut désormais dire « Recherche et Design »…
Pour les innovations incrémentales, graduelles, ou pour la mise au point finale d’innovations plus radicales, le recours à l’usager co-concepteur, amateur, contributeur, est une voie possible, souvent mise en avant, inégalement pratiquée.
Mais l’innovation dont nous avons le plus grand besoin aujourd’hui est conceptuelle, c’est à dire fondée sur de nouveaux paradigmes économiques et sociaux, de nouvelles façons de penser, de faire, d’organiser, de commercialiser, en rupture avec bien des pratiques dominantes. Les concepts nouveaux qui la sous-tendent naissent de la rencontre de cultures différentes. Les croisements de la philosophie, des arts, des sciences, des métiers, en sont une source potentielle* ; beaucoup plus que ne l’est la seule écoute des marchés – qui n’ont jamais révélé de capacité d’imagination radicale, depuis la lampe à incandescence de Swan et Edison jusqu’à l’iPhone de Steve Jobs –.
Parmi les rencontres, les conversations nouvelles, porteuses d’innovations conceptuelles, il est celle du chercheur et du designer. Nous l’expérimentons à l’ENSCI avec des départements de recherche-développement, ou de recherche et innovation, d’entreprises et, depuis 2009, avec des laboratoires du CEA (Leti et Liten) à Grenoble ; depuis peu aussi, plus en amont, avec des chercheurs du laboratoire de physique des solides d’Orsay.
Pourquoi leur rencontre peut être fructueuse ? Et d’abord quelles sont leurs relations à l’innovation ?
L’innovation n’est pas la recherche ; confusion que font bon nombre d’hommes politiques, de fonctionnaires, etc. Il est des innovations sans recherche. Il est des recherches sans innovation. Mais la recherche a une relation singulière à l’innovation. Soit la recherche se déploie dans le champ des sciences et des techniques et elle peut fournir, à divers horizons, parfois lointains, au terme de processus complexes, les composantes d’innovations fondées sur des avancées technologiques. Soit la recherche prospère dans le champ des sciences humaines et sociales, et alors elle peut révéler les espaces de la vie des hommes, des organisations, de la société, qui seraient des terreaux fertiles pour l’innovation sociale et/ou économique.
Par ailleurs, l’innovation n’est pas le design. Il est des innovations sans design, bien qu’elles soient rares. Il est du design sans innovation. Mais le design a, lui aussi, une relation particulière à l’innovation. Soit il est considéré, de façon restreinte, comme une expression formelle, esthétique, et il contribue alors à l’innovation incrémentale en donnant une forme nouvelle à des objets connus ; pour cela il peut s’appuyer sur des avancées technologiques (matériaux nouveaux, composants miniaturisés, etc.).
Soit il se déploie comme une composante essentielle des « arts et sciences de la conception innovante » et il contribue alors, en se centrant sur les usages, à générer les concepts de nouveaux « objets » (systèmes, produits, services) et à leur donner forme, c’est à dire les concrétiser avec leur part d’esthétique et d’imaginaire. Ces objets originaux intègrent des technologies nouvelles, parfois traditionnelles revisitées, notamment en les hybridant à de nouvelles ; parfois ils anticipent des technologies à venir (démarche prospective). Par exemple, l’iPhone d’Apple est le résultat d’un travail de designers intégrant de façon fonctionnelle originale et esthétique des technologies disponibles ; son succès commercial s’explique aussi par l’existence d’un écosystème et un modèle économique singuliers. Des concepts nouveaux, notamment de services, peuvent aussi trouver leur origine dans les résultats de recherches en sciences humaines et sociales.
Dès lors on perçoit clairement, surtout avec cette seconde acception, celle du « design – conception innovante », l’intérêt de conversations que ce dernier peut entretenir avec la recherche.
Mais le design présente une autre dimension. Andrea Branzi dit du designer qu’il est « un inventeur de scénarios et de stratégies » ; que son projet s’exerce « sur les territoires de l’imaginaire, (pour) créer de nouveaux récits, de nouvelles fictions, qui viendront augmenter l’épaisseur du réel ». C’est probablement là que se situe la plus grande richesse de la conversation entre le designer et le chercheur. Le premier, remettant sans cesse l’homme au centre de démarches tendant à la progression et à l’application des connaissances, entraîne le second sur des terrains qu’il n’avait pas imaginés et qui donnent alors à sa recherche un volume inattendu, des portées insoupçonnées. Nous l’avons montré à Grenoble et à Orsay, dans deux contextes de recherche scientifique et technologique différents.
Nos expériences sur le terrain nous ont aussi appris que les deux univers entraient en résonance parce qu’ils partageaient les éléments d’une culture commune. Le design et la recherche ne sont pas étrangers l’un de l’autre, au moins dans certaines de leurs approches et de leurs pratiques ; pèle mêle : intuition, imagination créatrice, expérience de pensée, incubation, fulgurance, vision, preuve, etc., autant de concepts communs qui parsèment leurs chemins propres et facilitent les adhésions.
Nous avons montré que la recherche et le design s’enrichissaient aussi dans le champ des méthodes, là où la raison et l’émotion, le raisonnement et l’expérience, le déductif et l’inductif, l’objectif et le subjectif, sont dans un rapport dialectique permanent. Enfin, faut-il le souligner, un acte de recherche, comme un acte de design, est la confrontation d’une intention humaine avec le milieu dans lequel cette intention s’exprime. C’est pour cela notamment que le chercheur et le designer s’interrogent sur leurs responsabilités sociales et développent une réflexion éthique.
Aujourd’hui « science et éthique » est un thème qui se propage autant dans les laboratoires que « design et éthique » dans les meilleures écoles de design et dans des studios de création.
Bien entendu ce dialogue et cette coopération entre la recherche et le design ne sont pas la panacée. Mais à un moment critique pour notre économie et singulièrement pour notre industrie, c’est un chemin qui, par expérience, peut être prometteur en innovations conceptuelles, aussi bien pour les entreprises dans leur quête de renouvellement de leurs offres et de leurs façons de convaincre les marchés, que pour les laboratoires qui ont le souci de valoriser au mieux pour la société et l’économie les avancées des connaissances.
* C’est le sens de la création du « Centre Michel Serres pour l’innovation » dans le cadre de Paris Novi Mundi.
Excellent texte effectivement ! Cela rejoint le cadre conceptuel formalisé par les chercheurs de MinesParisTech à propos du R-I-D (recherche - innovation - développement). Ce qu'amène l'innovation, prise en tant que telle - en tant qu'activité à la fois autonome, mais toujours basée sur ses interfaces avec les autres disciplines - c'est bien le design et les sciences sociales dans le champ de connaissance des investigations autrefois très "techniques".
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