mardi, février 05, 2013

(billet invité) Alain Cadix : le designer "et ingénieur et artiste"


Alain Cadix est ancien directeur de l’ENSCI – Les Ateliers. Il conduit aujourd’hui l’Initiative d’excellence du Pôle de recherche et d’enseignement supérieur « Hautes études, Sorbonne, arts et métiers » (Pres HéSam) dont fait partie le Centre Michel Serres pour l’innovation. 


Lorsque je pris mes fonctions à l’ENSCI – Les Ateliers en 2007, moi qui n’étais pas designer, je fus persuadé que le designer n’était « ni ingénieur ni artiste » et qu’il se situait dans une position intermédiaire. Peu de temps après je m’étais convaincu qu’il devait être « et ingénieur et artiste ». Pour lui-même comme pour l’industrie. A l’heure d’un redressement recherché, je vais tenter d’expliciter cette position.

Un petit survol historique tout d’abord : jusqu’à la révolution industrielle la figure dominante de l’univers productif fut celle de l’artisan ; l’artisan était aussi un artiste en son métier. Au 19ème siècle apparut la figure de l’ingénieur dans l’industrie. Bien plus tard se dessina celle du designer, d’abord dans le monde anglo-saxon puis, vers le milieu du 20ème siècle, en France. C’est en 1949 que Jacques Viénot et Jean Parthenay créèrent l’agence Technès et en 1953 que l’ingénieur Roger Tallon les rejoignit.  C’est à cette époque que naquit le design industriel dans notre pays. Entre temps  œuvrèrent des ingénieurs – maîtres en esthétique dont Gustave Eiffel à la fin du 19ème  et André Citroën au début du 20ème furent les figures emblématiques d’une grande tradition. 

En ce début de 21ème siècle, qu’est-ce qu’un designer ? Pour y répondre il faut d’abord (re)dire ce qu’est le design. Je le définis pour ma part comme l’art de donner forme aux objets à dessein. A partir de dessein, objets, forme, il se décline dans ses multiples champs d’intervention contemporains, même si, encore, la majorité des français le considère seulement comme un art décoratif. Le dessein se projette dans un espace multidimensionnel, individuel / collectif, social ou sociétal / économique.  Le dessein est politique et esthétique. Les objets, quant à eux, sont des systèmes, des produits et services, des espaces, avec leurs parts de matérialité et d’immatérialité, reflet de la nature tangible et intangible en même temps de l’industrie de ce siècle. La forme, enfin, n’est pas qu’un bord, une limite, elle est une structure finalisée, fonctionnelle, dessinée et destinée à l’usage ; elle est la concrétisation esthétique d’un concept ; elle est un aboutissement, comme l’affirme le designer Jean-Louis Fréchin. J’insiste sur ce point en prenant trois références. Paul Klee, tout d’abord, pour qui « la forme au sens vivant est une forme avec des fonctions sous-jacentes : en quelque sorte une fonction de fonctions » ; Piet Mondrian ensuite, dont les propos sur l’architecture s’appliquent, selon moi, au design : « en architecture (en design, donc), l’extérieur s’exprime selon la construction interne » ; Steve Jobs enfin, pour qui le design, loin de se limiter à un habillage, « est l’âme d’un produit qui s’exprime du cœur jusqu’à l’enveloppe extérieure, couche par couche ». La forme de l’objet, raison d’être du designer, est le résultat, au profit des parties prenantes, des compromis (et des synthèses aussi) entre économie et imaginaire, entre fonction et esthétique, entre cœur technique et enveloppe sensorielle, intérieur pressenti et extérieur ressenti. Le seul fait que l’intérieur et l’extérieur soient indissociables, que dessiner le second ne puisse se faire sans maîtriser le premier, donne du poids à la position « et ingénieur et artiste ». 

Alors me direz vous, est-ce qu’un designer doit avoir fait math sup et math spé, suivi des cours de physique quantique et être un spécialiste du calcul par éléments finis ? Non bien sûr. Mais ingénieur en ce qu’il aurait développé le sens de la technique et révélé une envie de technologie, de matériaux,… ; une envie comme celle « qui fait les révolutionnaires », pour reprendre le mot d’Edmond de Goncourt. C’est en cela qu’il est ingénieur, que ses objets soient en bois, par exemple, ou qu’ils soient numériques. Pour les premiers il aborde le génie du bois ; pour les seconds il doit se faire un peu numéricien, c’est-à-dire un peu électronicien et informaticien. De plus, il doit, en ingénieur, penser globalement l’objet, depuis ses performances à l’usage jusqu’à la façon dont on le fabrique en maîtrisant ses coûts. 

Il revient aussi au designer de révéler la part « techno-sensible » de l’ingénieur historique – oubliée dans bien des écoles qui se sont éloignées de cette grande tradition des ingénieurs français que j’évoquais plus haut –. Il lui revient de révéler la part de poésie de l’industrie contemporaine. « L’industrie est toujours empreinte de grandeur et de poésie (…) L’industrie n’a pas tué la poésie, elle lui ouvre un monde nouveau » soutenait l’essayiste Achille Kaufmann peu avant la première exposition universelle de Paris.  Le designer la révèle 160 ans après. Comme dans la sphère du bois, par exemple, il existe aussi une poésie dans l’univers du numérique ; elle s’exprime depuis l’esthétique des algorithmes et des codes jusqu’à l’harmonie et la puissance évocatrice des icones sur des écrans sensoriels. De même les technologies des réalités virtuelle et augmentée poussent nos imaginaires dans des espaces « hallucinogènes » à la poétique très contemporaine. 

Alors me direz-vous, est-ce que le designer doit être un artiste ? Compte tenu du caractère multisensoriel de l’esthétique des objets, est-ce qu’il doit tout à la fois tendre à maîtriser la couleur comme un Vassily Kandinsky, le dessin comme un Moebius, la lumière comme un Pierre Soulages et les volumes axonométriques comme un Pascal Dusapin ? Non bien sûr. Mais artiste comme celui qui s’est voué, avec style et élégance, à l’expression d’un art industriel ; artiste en ce que sa création est « le résultat d’une action dont le but fini est de provoquer (…) des développements infinis » (Paul Valéry) ; artiste comme celui dont les œuvres « transforment la façon dont nous voyons le monde et par conséquent transforment le monde » (Michel Butor) ; « leur puissance vertigineuse (…faisant) changer nos vies » (George Steiner) : telle est bien la quête existentielle du designer. 

Alors, au moment où est de plus en plus reconnue la nécessité d’un redressement créatif, comme prélude ou accompagnement d’un redressement industriel, économique, social, le designer, « et ingénieur et artiste », avec les formes qu’il donne aux objets et, par leur présence et leurs usages, à la vie, devient une figure centrale et régénératrice de l’univers productif. Ces formes, dont on pourrait dire avec Albert Camus, qui bien qu’elles « ne (soient) rien sans la lumière du monde (…), ajoutent à leur tour à cette lumière ».

@AlainCadix

1 commentaire:

  1. Super texte, merci. Oui : le métier de designer au sens plein de "concepteur/réalisateur" est au coeur de l'évolution vers plus d'innovation intelligente et sensée.

    J'ai le sentiment que le mot artiste contient deux notions, toujours : artiste au sens de George Steiner (cf citation du texte) et artisan au sens de "faiseur expert". Le designer doit au minimum être un artisan sensible, et tant mieux s'il est en plus excellent et qu'il apporte une touche d'art.

    Sur l'aspect "ingénieur", que je connais mieux, il me semble qu'il y a aussi deux composantes : l'une proche de l'expert technique, scientifique, et l'autre qui est plus synonyme de "ayant une culture générale scientifique et technique large". Le designer devra bien sûr avoir à minima cette casquette là...

    à bientôt merci pour ces textes éclairants...

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