jeudi, juin 26, 2014

L'Etat peut-il être un innovateur radical ?

La simplification, la modernisation et l'efficacité de l'Etat intéressent de plus en plus de monde, et sont désormais portées au plus haut niveau de l'Etat. C'est une bonne chose. La question de ce ce que doit être la puissance publique du XXIe Siècle, et de savoir comment elle doit s'organiser, est sans doute l'une des plus importantes questions politiques du moment.

Comme les autres révolutions industrielles, la révolution numérique appelle une révolution politique, qui n'est pas jouée, mais qui redéfinira à terme le rôle, les missions et les stratégies de l'Etat. Edwy Plenel a magnifiquement parlé de cette question au cours de l'installation de la Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge numérique. Regardez la vidéo si vous en avez le temps...

Dans cette révolution politique, la stratégie digitale de l'Etat joue un rôle fondamental. C'est elle qui peut permettre à l'Etat de s'approprier les gains de productivité et d'efficacité apportés par le numérique. C'est elle peut lui permettre d'atteindre la créativité, la puissance d'innovation et la réactivité des "disrupteurs numériques". C'est elle qui peut lui permettre de s'harmoniser avec une société d'innovation permanente, et donc d'en accompagner intelligemment la transformation économique et sociale. C'est elle qui peut fonder la puissance et la souveraineté nécessaires à la préservation de l'intérêt général, dans un monde où les pouvoirs se redistribuent rapidement, entre Etats, sociétés civiles et nouveaux acteurs économiques. C'est elle, enfin, qui peut nous permettre de répondre aux nouveaux défis de la modernité : la crise démocratique, la crise économique et industrielle, le besoin de garantir des nouvelles libertés et d'accompagner de nouvelles solidarités.


J'ai eu le plaisir de participer mardi à un séminaire du "European Centre for government transformation", sur un thème qui va peut-être vous surprendre : "Governments as digital disruptors". Nous avons eu la chance de pouvoir échanger avec Mike Bracken, le créateur et le patron du Government Digital Service britannique. Le GDS, c'est cette équipe de 100 personnes, engagés et pragmatiques, qui refont de fond en comble les services publics numériques britanniques (comme le célèbre gov.uk) et dont nous avons notamment admiré les célèbres "principes de design" qui méritent d'être lus, et relus.
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Je devais à mon tour partager quelques fondamentaux de la stratégie digitale du gouvernement français. Je me réjouis de profiter de l'exercice pour partager avec vous cette tentative de synthèse.

Nous avons déjà commenté, avec Nicolas Colin, la célèbre tribune de Mark Andreessen sur le numérique qui dévore le monde. Elle aussi mérite d'être lue et relue.
 "In some industries, particularly those with a heavy real-world component such as oil and gas, the software revolution is primarily an opportunity for incumbents. But in many industries, new software ideas will result in the rise of new Silicon Valley-style start-ups that invade existing industries with impunity. Over the next 10 years, the battles between incumbents and software-powered insurgents will be epic. Joseph Schumpeter, the economist who coined the term "creative destruction," would be proud."
Ce qui est vrai pour les industries est vrai aussi pour les gouvernements. Les Etats doivent apprendre à vivre avec ces changements, à relever ces défis et à faire levier sur ce nouveau potentiel. Ils doivent le faire pour puiser une nouvelle efficacité, au service des citoyens, dans les méthodes du numérique, mais aussi parce que eux aussi seront, avant peu, défiés voire contestés par de nouveaux entrants. Et pour ce faire, ils ont besoin d'une stratégie complète, qui, à mon sens, doit se déployer dans de multiples directions. 
Je vais laisser de côté, pour ce billet, des questions essentielles comme la communication publique, ou comme les politiques publiques (protection des libertés fondamentales, fracture numérique, éducation, recherche, culture, par exemple). Je vais me concentrer sur ce qui me semble être au coeur d'un projet de modernisation de l'action publique : l'administration numérique, la stratégies technologiques, et l'innovation radicale

1. L'administration numérique

L'administration numérique, la dématérialisation, les services numériques, le e-governement... Quel que soit le nom retenu, le premier réflexe avec le numérique est cet ensemble de nouveaux services accessibles via les écrans.

Tout le monde le sent bien : Internet, le web, les services mobiles offrent d'innombrables 
ressources pour mieux déployer les services de l'Etat, pour mieux toucher les citoyens, pour personnaliser le service, pour accompagner les Français tout au long de leur vie. Le catalogue de ce que nous pourrions inventer est virtuellement infini. Je ne développe pas plus, car de nombreuses personnalités maîtrisent parfaitement ces questions. 

Soulignons simplement que nous commençons à avoir de belles références en la matière... Qu'il s'agisse par exemple de Service Public, de Légifrance qui permet, depuis 1998, de retrouver, gratuitement, l'ensemble des texte juridiques depuis l'édit de Villers-Cotterêt, de Pôle emploi, ou du service impôts.gouv.fr, par lequel 40 % des contribuables payent désormais leurs impôts, ou le dernier né, France Université numérique, plateforme nationale de MOOC en langue française, mérite un petit coup de chapeau après avoir enregistré plus de 300.000 inscriptions en moins de six mois... la France a une solide tradition, sans doute boostée par l'expérience antérieure des services accessibles sur Minitel.

De nombreux progrès sont possibles : l'intégration de nouvelles méthodes à la conception de ces services (meilleure implication des designers, meilleure ouverture aux communautés, nudge, AB experiment, etc.) ; le besoin de mieux définir une stratégie technologique (API, HTML 5, etc.) ; la question des règles des marchés publics face à l'innovation... Mais fondamentalement, nous ne sommes pas en retard sur cette dimension, comme le montre d'ailleurs le récent Benchmark présenté par Cap Gemini.

Toutefois, ces résultats prometteurs ne suffisent pas à définir une stratégie numérique de l'Etat. Deux autres dimensions sont tout aussi essentielles.

2. La seconde dimension est celle des infrastructures.

La vogue du web 2.0, des stratégies d'API et des services mobiles deviendrait un vrai danger, si elle faisait oublier que tous ces développements "over the top" reposent sur des infrastructures critiques : datacenters, systèmes d'information, réseaux, etc.
Bien sûr, ces questions sont moins glamour, mais elles sont tout simplement le socle d'une stratégie numérique. Google, ce n'est pas que des algorithmes, c'est aussi une puissante innovation dans les technologies de datacenters...

Au fil des décennies, de nombreux gouvernements dans le monde ont accumulé une dette technologique, rognant sur les budgets informatiques. De nombreux autres, parfois les mêmes, ont renoncé à la maîtrise de leur informatique, déplaçant trop loin le curseur de la sous-traitance. Ils ont oublié en chemin  qu'il faut beaucoup de compétences pour bien sous-traiter à coûts maîtrisés, et oublié surtout que l'informatique n'est pas seulement une commodité, que c'est une culture centrale, stratégique, et qu'on abandonne beaucoup d'intelligence en renonçant à effectuer soi-même ces missions.
Comme dans une entreprise innovante, perdre le contrôle de son infrastructure, c'est se préparer des problèmes en matière de coûts, de sécurité, de fiabilité et de capacité à innover.

La France dispose, depuis bientôt trois ans, d'une DSI de l'Etat : la DISIC. Celle-ci n'a pas encore beaucoup d'autorité sur les différentes DSI des ministères. La décision 22 du dernier Comité interministériel pour la modernisation de l'action publique ouvre la possibilité d'une nouvelle organisation, avec une DISIC qui pourra enfin coordonner, impulser, centraliser ce qui doit l'être et donc piloter une véritable stratégie technologique de l'Etat. De nombreuses questions gagneront à être ainsi mieux coordonnées : réseaux de communication, datacenter, cloud, urbanisme général des systèmes, ouverture et interopérabilité des systèmes. 
Surtout, pour la première fois depuis longtemps, il y a consensus sur la nécessité d'autoriser les DSI qui trouveront des économies (grâce notamment à la mutualisation) à réinvestir la moitié de ces économies dans des projets innovants. Deal gagnant gagnant dont on peut espérer beaucoup.


3. La rupture stratégique

Reste la question de la rupture stratégique. Si le numérique dévore le monde, au fond, ce n'est ni par ses interfaces ni par ses infrastructures. Si Uber ou Booking ont connu des succès foudroyants, c'est d'abord parce qu'ils ont bouleversé les modèles d'affaires de leurs secteurs, parce qu'ils ont trouvé de meilleures manières de rendre les services, de nouvelles stratégies d'engagement de leurs clients, de nouvelles chaînes de valeur voire de nouveaux modèles économiques.

Une stratégie digitale doit intégrer cette dimension stratégique de la révolution numérique, et intégrer, au coeur du système les règles et les méthodes de cette révolution. Etalab n'est pas la seule structure à se préoccuper de cette dimension, et aurait bien du mal à s'en sortir si elle n'avait pas de solides alliés au sein du SGMAP. Mais il est clair que c'est une dimension que nous revendiquons fortement.

Pour ce faire, notre équipe s'efforce d'agir en permanence avec et comme les innovateurs numériques, startups, hackers, activistes. 
Etalab est positionnée au carrefour de trois grands enjeux : l'open data (ouvrir les données et les modèles), le gouvernement ouvert (ouvrir les décisions) et la révolution des données. Nous sommes convaincus que ces trois dimensions - qui empruntent toutes trois à la révolution numérique - sont porteuses de bénéfices majeurs pour la modernisation de l'action publique :
- renforcer la démocratie, non seulement par la transparence mais aussi par l'empowerment ("capacitation") des citoyens ;
- offrir de nouvelles ressources aux innovateurs, et notamment dans la sphère économique ;
- améliorer l'efficacité de l'action publique, notamment grâce aux stratégies fondées sur la donnée.


Ces trois enjeux sont déterminants. Mais leur impact repose beaucoup sur la manière de les aborder. 

Avant tout, nous essayons de construire une culture de la réalisation de projets concrets, hautement disruptifs, avec des résultats mesurables, permettant de démontrer la capacité du numérique à traiter et régler des problèmes, et a améliorer l'expérience qu'ont les citoyens du service public.

Pour coller à cette ambition, nous sommes guidés par quelques principes simples :

a- garder le plus possible une culture du développement opérationnel, ce qui n'est pas facile quand on traite des questions énormes - et parfois abstraites - qui se posent à l'Etat. C'est l'un des slogans et l'un des succès du GDS : "Strategy is delivery" ;

b-  intégrer l'agilité du numérique, celle qui fonde l'efficacité des startups, mais aussi de Wikipédia ou OpenStreetMap. Et savoir industrialiser, déployer et perenniser cette agilité. J'ai raconté par ailleurs comment nous avons construit une véritable "corporate startup" pour réaliser le nouveau data.gouv.fr. Nous avons ainsi développé un portail nettement amélioré, en divisant la facture par quatre. 
Pour ce faire, il fallait développer une véritable méthode, ce que nous avons fait avec l'appui du SGMAP et notamment de la DISIC. Cette méthode se répand aujourd'hui, toujours avec Pierre Pezziardi mais avec de nouvelles équipes du SGMAP, et a permis de conduire avec succès deux autres projets, comme marchés publics simplifiés.

c- renforcer l'engagement des citoyens. C'est pour cela que nous avons choisi d'ouvrir à ce point data.gouv.fr aux contributions citoyennes. Ces citoyens sont parfois des particuliers, mais le plus souvent des communautés avec lesquelles nous pouvons bâtir des coopérations fascinantes. Ainsi, face au problème de la création de la base de donnée des adresses géolocalisées (il nous manque 10 à 15 % des adresses et les bases de données existantes - et incomplètes, donc - ne sont pas en open data), nous avons décidé de soutenir l'initiative d'OpenStreetmap de créer, avec les ressources du crowdsourcing, la BANO, "base d'adresses nationale ouverte". Dans quelques mois, nous saurons si cette coopération nous permet de relever un problème qui est aujourd'hui crucial.

d- nourrir cet engagement par l'empowerment. L'Etat, en effet ne doit pas seulement être transparent ou ouvert : il lui appartient également de fournir des ressources pour l'exercice d'une citoyenneté active. Nous sommes ainsi extrêmement fiers d'un projet que nous achevons actuellement : www.openfisca.fr. Avec des chercheurs, notamment ceux de l'IPP, et avec le CGSP, nous avons développé, en open source, le modèle complet de notre droit fiscal et social. C'est un droit très complexe (plus de 400 règles, enchaînées). Mais les chercheurs, les administrations et les citoyens peuvent aujourd'hui le traiter simplement pour tester les conditions limites, et aussi différents projets de réformes.

e- Enfin, nous sommes convaincus que la prochaine étape de la révolution numérique est la révolution de la donnée. La révolution de la donnée sera aussi différente de la révolution Internet que la révolution Internet a été différente de la révolution informatique. Tout va changer de nouveau. L'impact des "data driven strategies", ou des stratégies de plateforme, par exemple, sera inimaginable. Les gouvernements auront des trésors d'efficacité et de nouvelles stratégies d'agir. C'est pourquoi le gouvernement français travaille à construire un véritable "chief data officer" de l'Etat. Ce CDO, dont les décrets d'application sont en cours de rédaction,  ne sera pas seulement responsable de partager les données, mais aussi de veiller à ce que nous disposions des meilleures données possibles et que nous prenions véritablement des décisions fondées sur la donnée.

4. Les autres enjeux

Services, infrastructures, disruption représentent probablement le coeur de la stratégie digitale de l'Etat. Mais ils ne l'épuisent pas non plus. Dans le monde qui vient, il ne suffira pas aux gouvernements d'être "open" et "efficaces". Le numérique redistribue les pouvoirs, au sein de la société civile, mais aussi sein de l'économie avec, notamment, l'émergence de plateformes gigantesques qui créent de nouveaux types de monopoles.
Dans ce nouveau monde, les gouvernements vont devoir s'interroger sur leurs attributions, leurs rôles et leurs missions.

En France, par exemple, nous commençons à regarder comment nous pouvons mieux fluidifier et réguler l'économie grâce à une meilleure circulation des données. C'est la mesure phare du projet de loi de M. Thevenoud, concernant l'organisation des taxis, qui a été adopté en première lecture ce mercredi. Dans le cas des taxis, le gouvernement espère, en rendant obligatoire la géolocalisation des taxis en open data, stimuler l'innovation et en même temps empêcher que certains ne ferment ce marché en ayant le monopole de ces données.

Sous l'impulsion du Conseil national du numérique, nous préoccupons de la neutralité des plateformes, qui nous semble aussi importante que la neutralité des réseaux.

Nous pensons que les gouvernements seront défiés sur des questions aussi essentielles que la monnaie, la gestion des identités, le prélèvement de l'impôt, et qu'ils doivent s'y préparer. On peut décider de sous-traiter une mission de service public, mais à condition de savoir que c'est au gouvernement de garantir l'intérêt général.

De même, nous pensons qu'il est essentiel de réfléchir sérieusement à ce que sera l'Etat au XXIe Siècle :
- quelles ressources doit-il injecter dans la société pour stimuler la croissance et la prospérité ? (data, mais aussi nouvelles infrastructures, comme l'a été le GPS pour les services mobiles et nouvelles politiques d'aide à l'innovation) ;
- quelles nouvelles sécurités doit-il garantir (et pas seulement en matière de cybersécurité ou de protection de la vie privée, même si ces deux dimensions sont essentielles) ? 
- quelles solidarités doit-il protéger (lutte contre les fractures numériques) ?

Pour cela, nous sommes très heureux de pouvoir compter sur un véritable réseau d'innovateurs publics, et nous sommes très attentifs aux expériences de nos collègues. C'est notamment l'une des raisons pour lesquelles nous avons rejoint, il y a deux mois, le Partenariat pour un gouvernement ouvert (OGP) au sein duquel nous espérons pouvoir participer à une véritable "internationale des modernisateurs".




2 commentaires:

  1. C'est vrai.
    http://www.canal-u.tv/ plate-forme de diffusion vidéo pour l'enseignement supérieur, en ligne depuis 2000, 4 millions de visites ces 12 derniers mois.
    HL

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  2. Merci pour cette belle contribution. Mais sommes nous certains de toujours contrôler les datas ? Ne pourraient-elles pas finir par être ingérables ? Tant qu'elles se trouvent entre de bonnes mains nous n'avons rien à craindre mais le jour ou le petit génie réussira à croiser l'ensemble des bases de données qui finiront par définir notre humanité, son pouvoir ne sera-t-il pas trop grand ? Par définition un hacker souhaite toujours aller plus loin, souhaite la transgression. C'est consubstantiel et c'est d'ailleurs pour cela que nous finissons par les appeler car ils n'ont pas leur pareil pour faire des découvertes. La CNIL et l'ANSsI seront-elles toujours assez armées pour empêcher les usages dangereux?

    Je comprends bien les enjeux ainsi que le business model et ces nouveaux champs de développement peuvent constituer une chance pour les états. L'innovation doit, et vous la défendez comme il faut, être un objectif permettant l'amélioration de la vie de nos concitoyens et nous devons la soutenir. Mais la "transparence" entre de mauvaises mains peut amener au chaos. Des calculateurs avec des vitesses de transmission telles qu'elles dépasseront celles de nos neurones finiront par être intelligents et par donner des résultats autodéterminés.

    Un état ouvert et des citoyens responsables semblent constituer un objectif sain... Malheureusement l'histoire de notre humanité à systématiquement montré qu'il s'est toujours trouvé des hommes pour détourner l'innovation à des fins d'ambition et de pouvoir... Aujourd'hui nous n'avons aucun moyen de savoir quel sera, demain, le pouvoir des données et surtout si nous pourrons toujours les contrôler. Ma réflexion est bien sûr un peu philosophique mais les mots "innovateur radical" l'ont inspirée. Tout comme d'ailleurs la radicalité d'un état quel que soit le domaine.

    Benjamin

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