
Il y a un an environ, Pierre Guyot et Camille Gicquel m'ont contacté pour me demander une préface à un nouvel ouvrage sur cette question passionnante, beaucoup plus spéculatif cette fois...
J'ai accepté, tout d'abord parce qu'il s'agit d'un très bon ouvrage, que je vous conseille vivement, qui ne méconnaît aucune des dimensions et des questions sous-jacentes à un évolution qui, insensiblement envahit notre quotidien, qui s'appuie sans aucun doute sur des forces profondes, dans nos psychologies mêmes et dans les nouvelles logiques du marché.
J'ai accepté aussi parce que cette tendance, insuffisamment analysée, me semble effectivement mériter toute notre attention. Le "quantified self", cette propension que nous avons tous, peu ou prou, à "mesurer" nos "paramètres", poids, nombre de pas chaque jour, nombre de calories consommées, nombre de cigarettes électroniques utilisées, bilan carbonne, et j'en passe, cette tendance n'est pas seulement au coeur d'un nombre croissant de services et de business modèles. Elle se place aussi au coeur même des paradoxes et des tensions de notre modernité. C'est le point tectonique où se rencontrent le corps et la technologie, l'intime et le marché, le désir et la mathématique. Comme dans toutes les zopnes où se mêlent courants froids et courants chauds, c'est donc aussi une zone d'intense créativité, riche de paradoxes, riche peut-être aussi de dangers et de controverses.
Le livre est finalement sorti peu avant l'été. Je vous recommande ce "Quantified Self, les apprentis sorciers du "moi connecté", publié chez l'excellent FYP édition, et j'ai le plaisir de partager avec vous cette préface rédigée à l'été 2014.
C’est la révolution qu’on n’avait pas vue venir…
Au
début des années 2000, l’histoire de la révolution numérique semblait pourtant
écrite : augmentation de la puissance de calcul jusqu’à atteindre les
intelligences artificielles, déploiement des télécommunications jusqu’à connecter
toute l’Humanité. Les conséquences économiques semblaient également connues :
dématérialisation, désintermédiation, interactivité…
Et
puis il y eut plusieurs innovations importantes : accélération des technologies
de capteurs qui permettaient de mesurer toutes sortes de fragments du réel à
des coûts de plus en plus infinitésimaux, succès des smartphones qui mettait
dans des milliards de poches des appareils de captation ultra-sophistiqués,
ainsi qu’une interface familière permettant de piloter d’innombrables objets
connectés, développement du machine
learning qui permettait d’extraire du sens de phénomènes qu’on ne savait
pas encore modéliser, puissance de prédiction des « big data »,
explosion des réseaux sociaux et naissance de nouvelles formes de communication
et d’échange.
Au
tournant des années 2010, on entrait dans un nouveau cycle d’innovation : nouvelles
stratégies de datacenters, framework MapReduce, Hadoop, bases de données de
flux, etc.
Une
nouvelle révolution naissait au cœur de la révolution numérique : la
révolution de la donnée.
Pour penser
l’innovation, on est souvent contraint de se raccrocher à ce qu’on connaît. Et
on remobilise donc bien souvent les aspirations et les imaginaires du passé. Derrière
le récit sur le « big data » se dissimule, à peine rafraîchi, le
grand rêve déterministe de Laplace : « Une intelligence qui, pour un
instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la
situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez
vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule
les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger
atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé,
serait présent à ses yeux. »
La
révolution de la donnée, vue de loin, ressemble à un retour en force de ce rêve
déterministe. Et le Big Brother qui
se dissimulerait derrière les big data remplit les colonnes des journaux. Mais la
révolution des données ne se limite pas à cette unique tendance, et c’est l’une
des raisons qui rendent le phénomène du quantified
self si intéressant. L’innovation se laisse rarement enfermer dans les
voies du passé. Les choses se passent rarement comme prévu.
La
révolution de la donnée peut se raconter à grands traits à partir de quelques
tendances simples :
-
baisse considérable du coût de
production de données, soit grâce aux capteurs, soit grâce aux contributions
volontaires, soit grâce aux traces numériques que nous laissons derrière
nous : des pans entiers du réel sont désormais décrits par des données
brutes qui n’étaient approchés que par le verbe ou l’intuition. Au fond, naît
sous nos yeux une empreinte numérique du réel, de plus en plus complète, de
plus en plus précise.
-
Baisse du coût des technologies qui
prolonge encore la dissémination de la technologie : il y a dix ans, nous
avions tous la puissance de calcul de la navette Apollo X dans nos téléphones,
aujourd’hui nous avons un Cray2 dans nos smartphones et surtout une informatique
embarquée qui se dissimule désormais dans les tissus, les maisons, les objets
du quotidien et démultiplie la puissance d’agir de chacun d’entre nous.
-
Développement des outils et des
méthodes fondés sur ces données qui permet de nouvelles formes d’utilisation de
ces données : économie de la contribution, synchronisation de grands
systèmes, analyse prédictive, économie du feedback, décision temps réel, etc.
Pour
risquer une analogie, on pourrait dire que cette révolution rappelle le moment
où la biologie se mue en biochimie. Tous les phénomènes anciens y prennent un
sens nouveau. D’autres phénomènes deviennent perceptibles et appellent
explication. De nouveaux modes d’action se font jour. De nouvelles questions
éthiques. C’est un tout nouvel âge. Ici, c’est le réel lui-même qui est
retranscrit en données, qui est analysé à un nouveau niveau de granularité, qui
est saisi par de nouveaux modes d’interventions. Les perspectives en sont
inimaginables… En quelques années déjà, de nouveaux géants se sont développés,
communément appelés les GAFA, qui tirent leur pouvoir de leur capacité à
susciter, à capter et à analyser ces données, bien souvent personnelles.
Derrière eux, toute une flottille de challengers se jettent à leur tour dans la
compétition.
Cette
révolution rappelle un peu les précédentes : celle d’Internet, celle du Web
2.0., celle des réseaux sociaux ou celle de la mobilité. Chercheurs, citoyens,
activistes s’en emparent pour tester avec passion de nouvelles pratiques et
s’emparer de ce nouvel espace de liberté. Des start-up naissent, qui veulent
dévorer le monde. Beaucoup échoueront. Mais ensemble, elles auront dessiné un
nouvel espace de pratiques, sociales et commerciales, que d’autres encore
envahiront. Et certains réussiront, sans doute.
Comme
à chaque fois, on voit s’esquisser une polarité entre ceux qui voient dans cet
espace un terrain d’émancipation des citoyens, et d’autres qui y voient des
perspectives commerciales, quitte à devoir enclore à leur profit une partie de
cet espace inapproprié.
A
chaque fois, c’est une nouvelle histoire qui s’écrit. Les forces politiques,
économiques et sociales s’y affrontent. Les équilibres résultants dépendent de
l’inventivité et de l’engagement de chacun. Le point d’arrivée n’est pas écrit
à l’avance.
Pour
saisir cette révolution, le mouvement du Quantified Self offre un point de vue
singulier et fascinant. Ce « mouvement » commence d’abord comme un
mouvement spontané, sans doute fondé sur un désir simple et partagé :
mesurer sa vie, sa biologie, ses progrès, ses évolutions, ses efforts... Qui
d’entre nous n’a jamais essayé d’objectiver sa vie, de deviner l’ordre caché
derrière sa spontanéité, de retenir le temps qui passe ? On l’a tous
essayé un jour ou l’autre avec un carnet, une barrière ou un tableur.
Avec
les progrès technologiques et la révolution de la donnée, cette pulsion atteint
un extrême degré de sophistication, et débouche sur une très grande pluralité
de pratiques dont Emmanuel Gadenne avait commencé la description dans son
livre, paru chez le même éditeur.
Ces
pratiques résultent avant tout des rêves, de pulsions, des ambitions d’un vaste
ensemble d’innovateurs : particuliers, chercheurs, entrepreneurs,
associations, activistes, artistes, grandes entreprises qui ont tous leurs
propres projets et leurs propres agendas. Si c’est un mouvement, il n’obéit à
aucun mot d’ordre. Il se constate a posteriori et intègre en son sein les
propres contradictions, les luttes qui l’animent. On peut y ressentir un désir
de maîtrise de son propre destin, de connaissance de soi, de pratique de
l’existence. Mais on peut aussi y voir une menace sur la vie privée ou sur le
libre arbitre. Voire la pénétration de l’empire du management dans les sphères les plus
intimes du corps et du désir. On peut y voir aussi, à bon escient, le
« pétrole du XXI Siècle » (même si je n’aime guère cette métaphore)
qui suscite bien des convoitises. On peut y voir la nouvelle frontière de la
médecine, de nouvelles formes de relations entre les Hommes, un nouveau point
de vue sur la vie elle-même.
A
certains égards, toutes ces dimensions existent dans ces nouvelles pratiques.
Elles cohabitent, s’enrichissent mutuellement, s’affrontent parfois.
C’est tout l’intérêt du livre de
Camille Gicquel et Pierre Guyot que de ne rien refuser des contradictions
internes à ce mouvement. Au contraire, toutes ces dimensions sont repérées,
analysées, remises en perspectives. Plus encore, on trouvera dans ces pages une
tentative inlassable pour relier ces pratiques émergentes aux grandes questions
philosophiques et politiques qu’elles soulèvent. Foucault et les transhumanistes,
les cyborgs et Apple, Wired ! et
Nature sont convoqués à bon escient
pour tenter de serrer au plus près les stratégies de Nike,
Withings, Fitbit, Jawbone, Samsung, Misfit Wearable, Smokio, qui vont changer
nos quotidiens dans les années à venir, mais aussi pour comprendre les enjeux
politiques et sociaux qui se dissimulent derrière ces stratégies, derrières nos
pratiques spontanées et les luttes politiques qui s’esquissent.
Car
il s’agit aussi de politique. Deviendrons-nous, comme l’appelle la conclusion,
« entrepreneurs de nos données » ou serons-nous progressivement
enserrés dans leur étau, asservis voire marchandisés ? Cette histoire
n’est pas écrite. Elle nous appartient. Et pour l’écrire en citoyens libres et
éclairés, il est bon de s’armer du vade-mecum que propose cet ouvrage.
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