mercredi, mai 18, 2016

(Billet invité) Emmanuelle Hoss : Tisser nos singularités au coeur du collectif

S'interroger sur les lieux  cibles des attentats du mois de novembre, c'est prendre conscience de la richesse et de la puissance de ces commerces  qui permettent la rencontre, la mixité et le brassage des singularités dans un même espace-temps. A l'heure où se vident églises et partis ,  les bars, les cafés, les restaurants, les artisans, les "petits" commerces restent les endroits où chacun peut entrer et sortir, et au détour d'un achat ou d'une question, nouer un dialogue.

Alors pourquoi cette économie de proximité, quasiment cette "écologie de la proximité", visiblement repérée par ceux qui haïssent notre société, est-elle un angle mort de la pensée politique? Pourquoi ne voit-on pas qu'elle forge le ciment de nos sociétés, qu'elle est source d'emplois, certes, mais aussi de bien être, de santé, de sécurité et qu'elle permet au fil du temps de tisser des liens comme nulle part ailleurs? C'est d'ailleurs bien l'interdiction de commercer dans les Townships qu'avait en tout premier lieu instaurée le régime de l'Apartheid, démontrant ainsi parfaitement que ces échoppes locales menaçaient leur projet de rejeter une population entière du corps social.

Se pencher sur cette nouvelle économie de proximité, à la rencontre du commerce traditionnel et des outils digitaux, constitue pourtant une réponse possible aux fameuses questions d'identité. Après tout, dis-moi ce que tu manges, dis-moi ce que tu lis, dis-moi ou tu flânes, et je te dirai qui tu es.
Nous accueillons à bras ouverts les grandes enseignes, de restauration, d'ameublement ou d'habillement, sans voir que ces enseignes captent la valeur d'un territoire (l'attractivité d'une avenue parisienne, le pouvoir d'achat d'une petite ville), au prétexte qu'elles créeraient de l'emploi.  C'est une vision de très court terme. S'ils sont créés, ce qui reste à vérifier, ce sont des emplois le plus souvent peu gratifiants, mécanisés, dans lesquels personne ne rêve de s'investir ou de rester. Alors qu'être boucher ou librairemaker ou restaurateur, c'est partager un savoir où un savoir-faire, c'est savoir accueillir, recommander et conseiller.

Nous manquons d'indicateurs pour juger et jauger la destruction de valeur (économique, humaine, sociétale et fiscale) engendrée par ces grandes enseignes. Même si certains faits nous en rappellent crûment la réalité.

Mais nous manquons aussi d'indicateurs permettant d'évaluer la nécessité de la diversité, de la multiplicité et de la singularité de l'économie 'ultra locale'.

Une étude  de Joël Gombinchercheur en sciences politiques , apporte un premier éclairage. Il établit clairement une corrélation entre le vote FN et la déficience de commerces locaux. Moins il y a de commerces de proximité, plus le vote FN est présent. Cela ne serait in fine pas  lié au pouvoir d'achat ou au fait d'acheter des biens et de la nourriture mais bien plutôt directement en rapport avec la façon dont cela se fait. Acheter  sa viande dans un hypermarché plutôt que chez son boucher aurait un impact sur le vote ? Visiblement oui.



Parmi les nouveaux indicateurs qu’il nous faut donc construire et développer, la question de la prise en compte de la singularité est première. Loin de l'individualisme, le besoin d'individualisation se fait chaque jour plus ressentir dans nos sociétés : que ce soit au sein de l'école, dans nos métiers, à l'hôpital, que ce soit visionner un film ou s'exprimer sur les réseaux sociaux, nous revendiquons tous, probablement parce que nous le pouvons sur nos tablettes, de dire et de donner notre point de vue, et d'être reconnus dans notre singularité. Est-ce à dire que l'action collective ou la prise en compte de l'intérêt général devraient laisser place à l'égoïsme et aux désirs individuels ? Non. Au contraire c'est la preuve que le collectif suppose que nous rencontrions l'autre et que l'autre nous rencontre. A ce moment-là, à nouveau, nous redevenons l'animal social ou sociétal que nous avions cru cesser être, enclins à l'empathie. Face à la montée de ce désir de singularités, le contrat social se doit d'évoluer : plutôt l'équité que l'égalité, plutôt un métier qui me plait qu un emploi pour gagner ma vie..

Cette économie relationnelle est riche d'une richesse inconnue, difficile à cerner. On ne l'évaluera pas avec nos critères statistiques habituels. Or, tous ces bienfaits contribuent intensément à la construction de la société, et à son maillage de bienveillance. Regardons les chiffres du commerce et croisons-les avec les données de santé : nous verrions que là où les commerces étaient nombreux, lors des canicules, il y a eu moins de morts. Là où les commerçants ultra locaux étaient présents, moins de personnes âgées doivent intégrer des maisons de retraite. Quid des dépressions? De la sécurité ou du sentiment d'insécurité ?

Cette singularité, celle du commerçant et celle du client, se dessinent nettement au sein du mouvement des Makers qui s'affirme à travers le monde. De quoi s'agit-il ? Il s'agit ensemble de travailler sur le projet de chacun. Il s'agit d'utiliser la force de l'innovation et du numérique non pas pour créer de nouveaux monopoles mais au contraire pour redonner du pouvoir à chacun, son pouvoir à tout le monde. C'est la notion d'empowerment qui se dessine derrière cette utilisation du numérique ou de l'innovation ouverte: que chacun s'en saisisse pour faire ce qu il souhaite et non pas pour consommer comme son voisin. C'est là aussi apposer son empreinte personnelle et c'est ainsi retrouver la capacité d'être et donc de transmettre. Hier nous héritions d'un objet convoité longuement par nos grand parents, acheté après d'âpres économies, et aujourd’hui nos intérieurs et nos vêtements sont tous semblables. C'est donc aussi de l'empowerment du consommateur acteur qui se joue là, au moment où l'être et l'avoir à nouveau se retrouvent. 

Cette économie relationnelle, qui redonne du goût à nos aliments et du sens à nos achats est magnifiquementdécrite par Felwine Sarr dans son livre Afrotopia. Il y parle en décrivant la façon dont certaines villes ou villages africains commercent, d'enveloppement économique plutôt que de développement économique, érigée en panacée, et peu sujet à questionnement. 









3 commentaires:

  1. Merci Emmanuelle pour ce billet intéressant !
    J'ajouterais que ce que vous dites renvoie aussi à la question du capital social (voir le fameux "Bowling alone" de Putnam) : le petit commerce de proximité est indubitablement plus créateur de lien social que les grandes surfaces...

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  2. bonjour Emmanuelle
    Ne crois-tu pas qu'il serait intéressant d'explorer les mécanismes économiques et bureaucratiques qui aboutissent à cette "préférence française" pour l'hypermarché ? Les commissions d'urbanisme commercial, par exemple, ne voulaient-elles pas bien faire?
    D'autre part, j'ai cru lire qque part que le modèle économique dès shopping malls géants était d'ores et déjà mis en péril par le e-commerce aux USA. Ta pensée de l'avenir du petit commerce dans le numérique est precieuse, comment vois-tu l'articulation avec une production décentralisée et pas seulement un "acte d'achat" online?
    Bises

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  3. Je suis pour ma part, entièrement d'accord avec votre vision. Le "petit" commerce local me semble d'ailleurs devenir en tant que tel un argument marketing qui gagne en puissance et auquel les consommateurs sont de plus en plus attentifs. Peut être est ce dû à un besoin de proximité sociale ou d'humaniser le rapport marchand.

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