Je suis très heureux d'inviter aujourd'hui Clément Bertholet et Laura Létourneau, deux jeunes ingénieurs des Mines dont le mémoire de fin d'étude a suscité de nombreux commentaires dans l'Etat, et a donné naissance à un livre aujourd'hui disponible dans toutes les bonnes librairies : Uberisons l'Etat avant que d'autres ne s'en chargent.
"Ubérisation, à qui le tour ?" nous a-t-on demandé
en dernière année de formation du Corps des Mines. Surpris de constater que
tous les acteurs économiques s'accordaient à dire que l’ubérisation allait
renverser tous les secteurs sauf le leur, nous avons réalisé que nous, hauts
fonctionnaires, étions victimes du même biais. Après nous être entretenus avec
une cinquantaine de personnes, le constat fut sans appel : l'Etat était en passe
d'ubérisation.
L'Etat bientôt ubérisé : la menace fantôme
Toutes
les entreprises établies, quel que soit le secteur, sentent une menace poindre,
encore indistincte pour certains, bien réelle pour d’autres. Impossible de
trouver un taxi le samedi soir ? Uber est arrivé. Des chambres d’hôtel mornes
et impersonnelles ? Airbnb a proposé une expérience nouvelle et
personnalisée au voyageur. Des tarifs trop élevés et des gares de moins en
moins desservies par la SNCF ? Blablacar a fait le choix du partage du prix.
De
la même manière, c’est un calvaire pour inscrire son enfant en crèche, changer
de caisse d'assurance maladie, déclarer un permis de construire ou refaire sa
carte grise. Alors finalement, ne serait-ce pas au tour de l'Etat de se faire
ubériser ?
Né d’une triple dynamique sociétale,
économique et technologique, l’ubérisation est au cœur de tous les débats. Pas un journal sans un article, pas un rapport sans un
paragraphe sur l’ubérisation. Pourtant, à chaque emploi une définition différente :
désintermédiation, concurrence par les amateurs, économie collaborative,
économie à la demande. Aucune n'est pleinement satisfaisante. Pour nous, l'ubérisation
c’est la disruption rapide de modèles
existants par des plateformes numériques de confiance centrées sur le client et
sans infrastructures physiques ni opérateurs (Uber et Blablacar n’ont ni
voitures ni chauffeurs).
Mais
alors, à quoi peut bien ressembler l’ubérisation de l’Etat ?
Même
si la sphère publique refuse de le voir, l'ubérisation
des services publics a déjà commencé. Dans le secteur marchand (poste,
transports collectifs etc.), la démonstration n’est plus à faire. Les services
publics non marchands (santé, éducation etc.) sont tout autant concernés :
Google a racheté Oscar Health qui axe sa politique d’assurance sur l’orientation des clients vers les
meilleurs praticiens, le management du risque par la donnée, et l’incitation
financière à la prévention des risques, Apple rend obsolète le carnet de santé
avec son Health Kit et Linkedin révolutionne l’orientation professionnelle et
demain l’enseignement supérieur. Même le régalien n'est pas épargné. Sans dire
que demain il y aura une police Facebook ou une armée Google, les faits
s’accumulent. Le Safety Check de Facebook est beaucoup plus efficace que le
traditionnel numéro vert gouvernemental. A Birmingham, l’algorithme
« people you may know » du même réseau social a permis de résoudre
une enquête pour vol avec agression qui piétinait en recoupant les liens
d’amitié et les données de géolocalisation : la victime s'est vue proposer son
agresseur comme ami, ce qui a permis l’identification du criminel.
Les barrières qui faisaient du régalien la prérogative de
l'Etat par construction tombent. D’une part, les acteurs du numérique ont
trouvé d’autres formes de monétisation que la vente d’un bien ou d’un service grâce
à la vente de données, s’ouvrant ainsi l’univers jusque-là interdit des biens
publics non exclusifs (comme la sécurité). D’autre part, en facilitant nos
expériences utilisateurs, ils sont rentrés dans la sphère de l’intime et nous
leur accordons une confiance totale. Désormais dans nos quotidiens, Google,
c’est la vérité en temps réel.
On
aurait pu multiplier ici les exemples plus ou moins fantaisistes, on notera que
les fers de lance de l'ubérisation des services publics sont donc bien plus
souvent des géants du numérique, et en particulier les GAFA, qu’Uber ou Airbnb.
Ils sont en effet les seuls à pouvoir aujourd'hui s'attaquer (directement ou
par le rachat de start-up innovantes) aux mastodontes de la santé, de
l'éducation, de la sécurité, ces activités étant peu rentables les premières
années et étant donné leur science de la donnée qu’ils ont acquis, étant donné
leur science de l’intelligence artificielle (IA) qu’ils sont en train de
développer. Avec l’IA, Google aide déjà les médecins à diagnostiquer les
cancers, noue un partenariat avec le Royaume-Uni pour rendre intelligents les
réseaux d’électricité et diminuer la facture énergétique de 10%, et pourrait
demain orienter les juges dans leurs décisions en évaluant le risque de
récidive. Le péril n’est pas
fantasmé, au bout d’un certain temps, l’écart entre les solutions innovantes
que proposent les GAFA et les archaïsmes de l'Administration sera si grand que
les populations feront le choix des premiers.
Mais
est-ce qu'en plus de marcher sur les plates-bandes des services publics, les GAFA n’auraient-ils pas tout d’un
Etat ? Ce qui est sûr, c'est qu'ils ont certaines caractéristiques qui
les en rapprochent considérablement. Leur puissance financière est telle que
s'ils dépensaient leur trésorerie cumulée ils pourraient subvenir à l’ensemble
des besoins de la France pendant une année. Le nombre d'utilisateurs (plus d’un
1,5 milliards d’inscrits sur Facebook) est supérieur à la population chinoise et
les usages, homogénéisés par la pratique des logiciels, amenuisent les
différences culturelles. Au sommet, leurs brillants PDG charismatiques
ressemblent à des chefs d'Etat : le Danemark a même créé une ambassade auprès des GAFA pour fluidifier les relations diplomatiques que le pays entretient
avec les géants du numérique.
La France aux GAFA : et pourquoi pas ?
Difficile
de ne pas être admiratif devant les projets les plus ambitieux des GAFA. Leur
capacité de disruption est telle qu'on pourrait penser qu'ils sont mieux armés
que les Etats pour faire évoluer les services d'intérêt général avec nos
besoins. Mais il faut évidemment avoir en tête un nombre conséquent de limites. Que l'on pense que les GAFA soient le
bras armé de la puissance américaine, que ce sont des business men dont le but, légitime, est avant tout de maximiser la
valeur pour actionnaires, ou qu'ils agissent dans une logique purement
philanthropique, là n'est finalement pas la question. Car dans tous les cas, il
est primordial de prendre conscience du lien étroit entre technologie et
politique.
La technologie est toujours le reflet
de valeurs plus ou moins conscientes et explicites. Car les algorithmes ne sont pas neutres : leur
finalité-même est de faire un choix. L'élection de Donald Trump a mis sur le
devant de la scène celui de Facebook, qui organise l'information qui
m'intéresse en fonction de mon profil, m'enfermant dans un espace affinitaire. Si
la technologie masque une vision du monde, certains reprochent réciproquement
aux GAFA de ne voir le monde qu'à travers le prisme technologique.
Alors
dressons un constat équilibré et lucide et considérons l'ubérisation telle
qu'elle est : un vecteur formidable de
changement auquel il faut donner une direction et des valeurs. Comment
contre-attaquer ?
Le réveil
de la puissance publique
Michel
Serre attribue à Montesquieu la phrase : « La nature de l'Etat dépend de l'étendue de l'espace » (Formation de l’IGPDE sur l’Etat du futur).
En l’occurrence, l’espace a changé : dans le monde d'aujourd'hui les distances
n’ont pas seulement été diminuées par tel nouveau moyen de transport, elles ont
été supprimées. Alors l'Etat lui-aussi doit changer de paradigme.
L'Etat doit s'auto-ubériser, c'est-à-dire créer des « plateformes numériques qui
ne s’appuient pas sur des infrastructures physiques et qui se centrent sur le
client », ici le citoyen. La distribution des services publics doit faire
sienne la logique de guichet unique : l’Etat doit être un tout et l’usage
citoyen indolore. C’est ce qu’essaie de faire la DINSIC avec son incubateur de
start-up d’Etat duquel est sortie la plateforme mes-aides.gouv, c’est ce que
fait déjà WeChat en Chine. La production du service est elle-aussi ubérisable.
Elle doit davantage s'appuyer sur la multitude : les ressources qui
sommeillent en chaque citoyen sont largement sous-estimées. C'est le sens d’une
initiative brésilienne : au lieu de recruter des professeurs d'anglais
supplémentaires, des discussions par Skype entre élèves et retraités américains
ont été mises en place.
Mais
être Uber-Etat ne suffit pas. Car ce sont les GAFA plus qu'Uber et les autres
qui agrègent toute la valeur. Uber n’existerait pas sans les infrastructures
technologiques bâties par les GAFA : le système de géolocalisation d’Uber se
sert de GoogleMaps, on télécharge Uber sur l’AppleStore, on s’y connecte avec
nos identifiants Facebook, et les données d’Uber sont gérées par
AmazonWebServices. En somme, Uber, Airbnb, Blablacar ne sont que la partie émergée de l’iceberg reposant sur l’échafaudage des GAFA, immergés.
Malgré
leurs business models divers, les
GAFA ont un point commun : ce sont des plateformes qui ont su créer les
infrastructures indispensables auxquelles d’autres plateformes se connectent. Ce
sont des "méta-plateformes", des plateformes de plateformes
"satellites" qui leur gravitent autour, comme Uber et les autres. Ces
derniers n'ont pas à bâtir leurs propres infrastructures, ce qui leur assure
croissance exponentielle mais aussi dépendance extrême.
La
méta-plateforme gagne à tous les coups. On peut prendre la métaphore de la
forêt comme Nicolas Colin et Henri Verdier dans L'Age de la multitude. Lorsque des moineaux arrivent dans
une forêt, on ne sait pas sur quel arbre ils vont se poser. C’est très
aléatoire et très incertain. Les arbres ce sont les plateformes satellites, et
la méta-plateforme, c’est la forêt. L’Apple store ouvre son code à des applications
(ou plateformes satellites) et prend 30% de commissions sur toutes leurs
transactions financières. Non seulement, peu importe sur quel arbre les moineaux se
posent (peu importe quelle application les clients choisissent), la
méta-plateforme, elle, n’est pas soumise à la loi des usages. Mais surtout, la
méta-plateforme profite de tout le contenu produit par ces applications pour
devenir extrêmement attrayante et efficace quasiment sans effort, juste en
rendant son code adressable.
L'Etat
lui-aussi doit être incontournable. Lui-aussi doit être plus efficace, et
recruter des plateformes satellites externes qui viennent en renfort de celles créées
en son sein. L’Etat, après s’être
ubérisé, doit se méta-plateformiser.
Là où nos prédécesseurs ont construit des réseaux
d’eau et d’électricité, il faut que nous construisons l’infrastructure
d’aujourd’hui : un réseau d’API
(qui autorisent la communication entre deux systèmes incompatibles à l’origine)
permettant de rendre les données et les outils que l’Etat possède adressables,
afin qu’il puisse non plus commander par
le haut mais organiser par le bas. Là où l’ubérisation permettait de
répondre à un problème particulier, conjoncturel, la méta-plateformisation
permet de répondre structurellement en modifiant en profondeur le squelette de
l’Etat.
La puissance publique doit tout faire pour
recruter des plateformes satellites privées et bénéficier de leurs talents et
de leur agilité tout en garantissant l’intérêt général. Utilisons ces
formidables outils, même s'ils viennent conjointement de la multitude et des
entreprises, parfois même des GAFA. Prenons
le meilleur des deux mondes, Uber et l'argent d'Uber (!). C’est Bayes Impact qui
aux Etats-Unis a créé le Uber des ambulances en optimisant les trajets, c’est PlumeLabs
qui informe en temps réel sur la qualité de l’air, c’est La Paillasse qui veut
démocratiser la recherche. C'est encore Singa qui entend sinon
résoudre, du moins améliorer l'accueil et l'intégration des réfugiés en
permettant à chacun d’aider à son niveau en s’affranchissant des barrières
de l’emploi du temps : un cadre supérieur qui est débordé mais s’accorde une
partie de football le jeudi soir peut proposer à un réfugié de l’accompagner et
de partager ce moment de sport.
A San Francisco, les services d’hygiène pourraient cibler leurs
contrôles grâce aux données rendues adressables par des API de Yelp etTrip
Advisor, ces sites qui recueillent l’avis de la multitude sur les restaurants. Inversement,
grâce à la politique d’open-data de
la ville, les notes des services seraient affichées sur les sites. Un
partenariat gagnant-gagnant, et une expérimentation en cours.
Pour mettre en pratique la théorie de méta-plateforme et la
confronter à l’épreuve des faits, nous nous sommes rapprochés de la start-up
Finamatic, une plateforme collaborative qui révolutionne la distribution
d’aides publiques en simplifiant à l’extrême les procédures. Nous leur avons
fait rencontrer la DINSIC, et de cette rencontre sont nés des idées communes et
de potentiels partenariats. Nous développons cet exemple dans le livre car nous
pensons que c’est ce vers quoi il faut tendre : la méta-plateforme, ouverte,
doit s'entourer de plateformes satellites créées en interne (startups d'Etat,
initiatives de la Poste, de l'Arcep, etc.) comme en externe (Finamatic, Bayes
Impact, OpenClassRoom, Plumelabs, etc.) pour une Administration plus efficace et garante de l'intérêt
général.
Evidemment, la transformation que nous
décrivons est difficile. Elle demande un changement radical de culture : là où le numérique a pour l’instant davantage été
utilisé par les administrations comme une rustine, pour rendre l’Etat plus
efficace à la marge, il doit maintenant être considéré comme un savoir-être et
plus seulement comme un savoir-faire.
Cette transformation apporte aussi son lot de
questions, toutes aussi complexes que passionnantes. Elles doivent tout sauf
nous paralyser : l'Etat doit se lancer, pivoter si nécessaire voire abandonner
des projets et les réponses viendront avec l’action. L'Etat doit apprendre en
marchant. Comme le dit Jean-François Caron, Maire de Loos-en-Gohelle, modèle de
ville durable : Il faut aller "des
petits cailloux aux étoiles", et plus précisément "une étoile
pour faire rêver et donner envie, des petits cailloux pour se mettre en
mouvement et baliser le chemin". L'étoile qui en l’occurrence doit guider
l’action de l’administration est la méta-plateforme et les valeurs qu'elle
véhicule : ouverture et confiance en l'intelligence collective.
L'Etat n’arrivera pas à contre-attaquer tout seul. C’est à nous individus, nous entreprises, nous collectif, de faire plus que de critiquer et de proposer ensemble pour co-construire et faire muter. Non, le coup d’Etat n’aura pas lieu. Pas si tous nous contribuons avec ceux qui le font déjà, à l’ubérisation de l’Etat.
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