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lundi, mars 29, 2010
L'Affaire Calas, l'Affaire Dreyfus et les attentats de Madrid
L'un des aspects importants de la transformation numérique est cette impression d'épuisement du modèle de la société de production de masse, de marketing de masse, de consommation de masse et de médias de masse. A bien des égards, on a l'impression que se referme une parenthèse et que resurgissent des pratiques et des aspirations qui avaient été gommées par la première révolution industrielle.
J'ai récemment découvert une illustration particulièrement intéressante de cette intuition : la comparaison des stratégies de communication qui ont marqué l'Affaire Calas, l'affaire Dreyfus et l'affaire des attentats du 11 mars 2004 à Madrid.
Ces trois affaires ont beaucoup en commun : elles partent d'une erreur judiciaire (ou d'un mensonge politique), dissimulée au nom de la raison d'Etat, et renversée par un militantisme acharné qui a retourné "l'opinion publique".
Mais leurs modalités, en revanche, sont très caractéristiques de leurs époques respectives.
L'Affaire Calas, au XVIIIe Siècle, se déroule dans un contexte fort complexe de justice royale et d'intolérance religieuse. Elle découle du suicide, en 1761, de Marc Antoine Calas, issu d'une famille protestante de Toulouse. Pour éviter les obsèques infamantes réservées aux suicidés, sa famille tente de dissimuler les circonstances du décès. Mais le Capitoul de Toulouse, ayant eu vent de rumeurs concernant le désir de conversion au catholicisme de Marc Antoine Calas, fait arrêter et torturer puis son père, Jean Calas, qui sera exécuté en 1762.
Quelques mois plus tard, Voltaire, qui a rencontré un autre fils de Jean Calas à Genève, engage un incroyable travail de réhabilitation de la victime et réussi, en 1765, à le faire réhabiliter par une assemblée de 80 juges et le Conseil du roi.
A une époque où la justice royale, issue du droit divin, ne tolère ni défense ni critique d'aucune sorte, un tel retournement nécessitait une travail aussi acharné que prudent, et une véritable "méthode Voltaire".
Pour réaliser cette prouesse, Voltaire se constitua tout d'abord un important réseau d'informateurs à Toulouse, une équipe de 3 personnes entièrement dévolues à son "centre de documentation", puis un véritable groupe de travail se réunissant régulièrement chez lui, à Ferney. Pendant des mois, il inonda de ses missives le ministre de la Justice, mais surtout toutes les cours d'Europe. Il fit écrire nombre de ses amis, il présenta les enfants de Jean Calas à tous ses visiteurs, encouragea la circulation de copies de ses missives et publia quatre libelles.
Il est intéressant de noter qu'il n'écrivit jamais au Roi en direct : il organisa et fit monter la rumeur, le buzz dirions-nous aujourd'hui, de toutes les Cours d'Europe, tant et si bien que cette affaire devint rapidement le sujet de tous les rapports des ambassadeurs du pauvre Louis XV, qui visiblement se résigna in fine à cette réhabilitation sans précédent.
Deux siècles plus tard, l'Affaire Dreyfus commence aussi par une "erreur judiciaire". Fin 1894, le capitaine Dreyfus est condamné pour haute trahison et déporté à l'Ile du Diable. En cette époque de naissance de la presse et de l'opinion publique, cette affaire défraie la chronique.
Une poignée d'amis du capitaine, et d'esprits épris de justice engagent alors une intense campagne de réhabilitation. Mais la "raison d'Etat", la répugnance de l'armée à confesser ses erreurs et un antisémitisme largement partagé aboutissent en 1898 à l'acquittement du véritable traître, le commandant Ferdinand Walsin Esterházy.
C'est alors qu'Emile Zola publie son célèbre "J'accuse", qui aboutira, après de nombreuses péripéties, au ralliement de nombreux intellectuels, puis à la grâce, suivie de la réhabilitation complète, du capitaine Dreyfus.
J'accuse ouvre, à n'en pas douter, l'ère des médias de masse : il réclame la lumière pour une sorte d'ordalie prenant l'opinion publique toute entière à témoin. Il donne naissance à la figure de l'intellectuel telle que la connaîtra le XXe Siècle. Il suscite les vocations d'une foule de jeunes talents, dont le jeune Péguy et ses Cahiers de la quinzaine. C'est une stratégie de communication de médias de masse, qui n'est concevable que si de tels médias existent et s'ils tiennent l'opinion en haleine.
Le Jeudi 11 mars 2004, trois jours avant les élections générales espagnoles, l'explosion coordonnée de 10 bombes dans différents trains de banlieue en Espagne fait plus de 200 morts et 400 blessés.
Le gouvernement de José Maria Aznar, qui présente la candidature de Mariano Rajoy, est donné assez nettement favori de cette élection, malgré sa participation à la guerre en Irak rejetée par plus de 80 % des Espagnols.
Sitôt connu cet attentat, qui se révèlera émaner d'un réseau islamiste marocain, le gouvernement proclame trois jours de deuil national, et interrompt la campagne électorale. Il intervient surtout massivement pour accuser l'ETA de ce carnage. On apprendra plus tard que le Premier ministre a personnellement appelé plusieurs directeurs de journaux pour soutenir cette thèse.
Hors de tout traitement médiatique, les Espagnols, par téléphone, mail et SMS vont propager leurs doutes puis leur conviction qu'ils subissent une tentative de manipulation.
Cette date m'a toujours semblé marquer la naissance de l'ère de la communication pair à pair, dont nous continuons à constater le succès chaque jour.
Même si cette dernière affaire n'est pas tout à fait comparable aux deux précédentes, il est intéressant de la mettre en relation avec les deux précédentes. On y retrouve la propagation virale, comme dans l'affaire Calas, et l'existence d'une opinion publique, comme dans l'Affaire Dreyfus. On y voit en revanche une vitesse exceptionnelle, avec ce retournement complet de l'opinion publique en deux jours. On n'y voit surtout aucun centre. Pas de Voltaire acharné dictant ses lettres jusqu'à épuisement à son pauvre secrétaire. Plutôt une sortede conscience émergente.
Ce qui ne signifie pas que nous n'aurons pas, un jour ou l'autre, à affronter une manipulation complète de l'opinion dans une affaire similaire.
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petite coquille : Dreyfus c'est un siècle après l'affaire Calas, pas deux, bien sûr.
RépondreSupprimerJ'ai peur que tout repose sur la perception des choses... Les espagnols n'étaient pas prêts à accepter que l'ETA commette ce genre d'attentat, alors le mensonge d'Aznar a été éventé. Mais si l'attentat avait correspondu au cliché ?
Pour la coquille : j'en conviens. C'est d'ailleurs bien plus intéressant comme ça.
RépondreSupprimerPour l'Espagne : je crains que vous n'ayez raison...