mercredi, septembre 11, 2013

L'avis du Conseil national du numérique sur la fiscalité du numérique

Le Conseil national du numérique a remis ce jour à Bernard Cazeneuve et Fleur Pellerin son rapport et son avis sur la fiscalité du numérique.

Sans surprise, ce collège d'éminents représentants des secteurs numériques, après audition de nombreux autres représentants du secteur, recommande de ne pas créer de taxe sur les industries numériques... ce dont se félicitent les représentants institutionnels de ces industries.

Malgré ce résultat prévisible, ce travail me semble marquer de grandes avancées. Il y a quelques mois seulement, la question de la fiscalité du numérique se cantonnait, fondamentalement, à deux positions extrêmes :
- le discours larmoyant autour du numérique qui "détruisait de la valeur" dans l'ancienne économie et qu'il fallait taxer à titre de compensation (pour ne pas dire "punition") ;
- et le discours arrogant de ceux qui disaient "nous créons la croissance et il ne faut donc pas nous taxer" (position qui n'a aucun fondement sérieux, ni moral ni économique).

On n'en n'est plus là, et c'est heureux.


L'avis prend très au sérieux la question fiscale, reconnaissant que le numérique réussit bien souvent, grâce à sa dimension immatérielle, à s'affranchir de toute fiscalité, dans le respect des lois existantes.
Il insiste sur le danger de cette érosion des bases fiscales, à l'heure où la révolution numérique "dévore le monde". Il pointe la nécessité d'une réponse concertée européenne et la nécessité de mettre fin à certaines pratiques, paradis fiscaux ou "Etats-tunnels".

Il insiste sur la nécessité, "à droit constant", de restaurer la transparence et la confiance, notamment en intensifiant le travail de l'administration fiscale. Il introduit fort judicieusement les questions de régulation, de neutralité, de lutte contre les nouvelles formes de monopole et même de réflexion sur l'adaptation de la propriété intellectuelle dans ce débat sur la neutralité.

Il souligne les risques inhérents de l'adoption d'une taxe unilatérale sur le numérique, et notamment le risque d'incompréhensibilité du signal.

Enfin, il souligne l'importance d'une politique industrielle du numérique européen, réintroduit (sans le dire, me semble-t-il) le débat sur la souveraineté et formule de nombreuses propositions, que la France ne manquera sans doute pas de porter devant le Conseil européen pour le numérique en octobre prochain.

Intéressant. Mais puisque la saisine du CNNum portait sur le rapport Colin / Collin, qui n'est lui-même pas sans relation avec L'Age de la multitude, il est intéressant de se demander ce qui a été retenu de ces travaux et ce qui n'est pas passé.
En effet, comme je le disais déjà il y a quelques mois, le cadre d'analyse proposé par le rapport Colin / Collin me semble plus important encore que la taxe sur le recueil de données personnelles qu'il proposait.

Plusieurs idées importantes semblent désormais très largement acquises et partagées, ce qui prouve que le débat public avance réellement :
- le numérique induit une déformation des chaînes de valeur, les mentalités (et donc les assiettes fiscales) anciennes ne permettent plus de saisir ces nouvelles chaînes de valeur, et il faut s'impliquer d'urgence pour bien comprendre cette nouvelle donne ;
- cette déformation des chaînes de valeur déplace la création de valeur vers le lieu de l'expérience utilisateur (l'interface / le design), elle est souvent corrélée aux informations recueillies sur les utilisateurs. Cette idée, même si elle est parfois simplifiée (vue comme une "prédation" sur les vies privées), commence à être largement partagée.
- Et enfin, et ce n'est pas rien, l'idée que ces questions de taxations sont bien plus des questions de rapports de forces entre Etats que des questions de fiscalité nationale.
Rien que pour ces beaux résultats, on peut féliciter Pierre Collin et Nicolas Colin pour leur travail.

Il est quand même intéressant d'essayer d'analyser aussi les idées qui ne sont pas passées. Deux d'entre elles me semblent particulièrement importantes.
- la première est une idée très étrangère aux patrons français, et pourtant elle est essentielle : un secteur émergent a intérêt à payer des impôts, pour capter l'attention, l'intérêt et le soutien du politique. Nicolas Colin parle souvent d' "aligner des intérêts". Les grands secteurs industriels tirent beaucoup d'influence de leur contribution fiscale : les parlementaires s'y intéressent, les gouvernements les protègent....
- la seconde porte sur la définition même du numérique. Il est peut-être temps de casser la vision d'un numérique vu comme un secteur industriel à part. Si ce secteur existe bel et bien, il n'épuise pas, loin de là, le champ des conséquences de la révolution numérique. La révolution numérique, la politique industrielle du numérique, la politique fiscale du numérique, la protection des libertés fondamentales face au numérique... toutes ces questions doivent apprendre à raisonner sur l'ensemble des industries et des services qui sont actuellement bouleversés par le numérique (banque, assurance, transport, énergie, santé, tourisme, ville, etc.).
C'est pourquoi, d'ailleurs, l'entrée par "les données" est si pertinente. Elle permet en effet d'analyser toute l'économie en restant indifférent à la matérialité des biens ou des services rendus, tout comme au secteur d'appartenance des entreprises concernées.

2 commentaires:

  1. Merci de cette analyse tout à fait pertinente, Henri. Une réaction sur les deux idées qui, selon toi, ne sont "pas passées" :

    - sur l'idée qu'un secteur émergent a intérêt à payer des impôt : oui, tu as parfaitement raison, et je pense que les entreprises internationales le comprennent bien. Dans un monde où l'endroit où elles payent des impôts est en partie à leur main (puisque la localisation d'activités et d'actifs peut-être au moins en partie choisie), elles testent d'ailleurs les pays où elles opèrent et s'efforcent de localiser le "minimum acceptable" de valeur dans chaque pays. C'est une histoire qui se répète depuis des décennies, et IBM ou Microsoft sont passés par là dans les années 1980 et 2000, par exemple. Il y a donc un rapport de force à établir et des signaux à envoyer pour peser sur ces choix -- c'est ce que Benoît Thieulin recherche en considérant l'Europe comme un "paradis de l'économie contribuutive". Et deux pièges pour la puissance publique : le premier, c'est d'entrer dans une négociation sur la destination de l'impôt avec les entreprises (ce que la mission parlementaire sur la fiscalité du numérique a bien vu), et subordonner de ce fait l'action de l'Etat à l'agenda stratégique des entreprises qui deviennent co-productrice de l'agenda des politiques publiques. Le second, c'est de négocier impôt par impôt, ministère par ministère et pays par pays -- cela revient à jour le rôle des Curiaces... D'où l'insistance du Conseil national du numérique sur une initiative pluri-nationale.

    - sur la définition du numérique non comme un secteur mais comme une métamorphose ou une révolution : je pense que le conseil y souscrit pleinement, mais que nous avons, dans le rapport, traité à la fois des sujets de fiscalité générale (celle qui est pertinente dans le cadre de la révolution numérique) et de fiscalité sectorielle (parce que plusieurs propositions de taxes sont sectorielles dans l'assiette qu'elles visent ou dans la destination qu'elles donnent aux fonds récoltés). Nous avons bien repéré (et Nicolas Colin et Pierre Collin nous y ont aidé directement) la différence de nature entre la taxe sur les données personnelles (à portée générale) et la taxe sur le clic ou le cloud (sectorielles). Et la nécessité pour les secteurs dits "traditionnels" de s'adapter rapidement et à marche forcée à la métamorphose numérique est très partagée au sein du conseil. Mais il reste essentiel de marteler ce point -- nous l'avons fait hier à la conférence de presse -- car même si on est convaincu on "retombe" facilement dans la vision sectorielle quand on arrive dans les décisions à prendre. Merci donc de ta vigilance à nous rappeler ce point.

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  2. mmm toute cette réthorique nous éloigne quelque peu du coeur du sujet et de l'action que nous devrions mener : comment rendre illégal le sandwich fiscal Irlande/Luxembourg/Hollande qui permet aux géants de difscaliser en toute légalité et représente 99% du problème au fond ? Comment aligner les intérêts de ces pays Européens et démontrer que le dumping fiscal nuit à l'ensemble de la communauté plus qu'il n'enrichit les quelques pays qui favorisent ces niches ?

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